Le texte d’Emmanuel Martin analyse pourquoi il est si
difficile de réformer l’État français. Cette analyse est aussi pertinente pour
le Québec. Il suffit de remplacer « France »
par « Québec » et « pays » par « région ».
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Pourquoi nous avons du mal à réformer
La France, à l’instar de bien d’autres pays, est malade non pas
de la crise, qui est un symptôme, mais de
sa démocratie dysfonctionnelle :une classe politico-bureaucratique a multiplié les
niches d’inefficiences, profitant notamment, ici des opportunités d’une décentralisation
sans responsabilisation, là d’un accès facile à l’endettement grâce à l’Euro. Ce
qu’il faut bien se résoudre à appeler du parasitisme a pu cependant se développer
sous couvert de « démocratie » puisque l’extension progressive de ce Leviathan s’est
accompagné de nouvelles formules de redistribution répondant à des « demandes sociales
». Ainsi se réalise peu à peu la prédiction de l’économiste Frédéric Bastiat au
milieu du 19° siècle, pour qui l’État était « cette grande fiction à travers laquelle
tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde »(1).
Il est essentiel de revenir à un niveau soutenable de dépense
publique. Pourtant, certains intellectuels et dirigeants politiques semblent croire
que le salut viendra… de la dépense publique. Mais avec 56 % du PIB de dépenses
publiques (soit 10 points de dépense publique en plus dans le PIB en comparaison
avec 1980, juste avant le très dépensier projet commun de la gauche), une dette
en augmentation continuelle, un déficit budgétaire structurel depuis près de quatre
décennies, la France pratique en réalité la « relance » keynésienne depuis belle
lurette. Avec le résultat que l’on voit. Visiblement, il n’y aurait jamais assez
de relance. Faudrait-il atteindre 95% du PIB en dépenses publiques pour qu’elle
fonctionne ?
Cette défense de la relance participe plutôt d’une stratégie
d’immunisation contre toute possibilité de réforme structurelle visant à « dégraisser
» le secteur public pour le remettre au service des citoyens. Il en va d’ailleurs
sans doute de même pour la propagation du mythe
de l’austérité (la vraie austérité consisterait à baisser drastiquement les
dépenses publiques, ce qui n’est absolument pas le cas en France aujourd’hui) ou
même du soi-disant ultralibéralisme qui toucherait le pays. Quant à l’argument de
la « croissance », qui pourrait être contre ? Comme a pu le rappeler
le Président de la Bundesbank Jens Weidmann
« être favorable à la croissance, c'est comme être partisan de la paix dans le monde
» (2)… On comprend en fait que « croissance » est, dans la bouche de certains, un
autre moyen de dire « dépense ».
Cette rhétorique permet en réalité de détourner l’attention du
vrai problème qui est celui de la difficulté à opérer des réformes structurelles
- difficultés qui mêlent obstacles en termes d’insuffisance de connaissance pour
réformer et en termes d’intérêts coalisés contre la réforme.
La complexité de l’administration en a fait une espèce de plat
de spaghettis, de grosse pelote de laine emmêlée et « tirer un fil » entraine généralement
des conséquences inattendues. Les interconnections et complémentarités entre services
et administrations ont permis de s’assurer que toute réforme se transformerait en
casse-tête.
c
Un autre problème fondamental de la bureaucratie est qu’elle
s’auto-évalue. Chaque « bureau » a ainsi une incitation à clamer son importance
fondamentale pour l’intérêt public et refuse d’être « réformé ». Évidemment le travail
d’une institution telle que la Cour des Comptes permet de départager et de rationaliser. Cependant une bureaucratie est aussi un instrument
pour l’achat d’une clientèle électorale politique. Or, que se passe-t-il quand la
bureaucratie est en symbiose avec le politique, comme dans les conseils régionaux
ou départementaux, et qu’affaiblir une bureaucratie signifie affaiblir un camp politique
? On comprend qu’il est difficile pour les hommes politiques d’un gouvernement de
réduire les troupes de leurs soutiens politiques.
Ensuite, à l’intérieur de chaque département de la bureaucratie,
lors d’un dégraissage, les départs se font rarement selon une logique de rationalité
consistant à garder les plus compétents et les plus travailleurs, mais bien plus
sur une logique politique, de pouvoir : ceux qui restent sont les mieux organisés
et les plus influents. Le risque est ainsi de finir avec une bureaucratie moins
envahissante mais inopérante.
Par ailleurs, réformer en profondeur implique encore de remettre
en questions de nombreux intérêts coalisés qui vivent de subventions ou contrats
publics. Ces intérêts coalisés sont extrêmement efficaces pour « défendre leur beefsteak
» : entreprises vivant de la manne publique mais aussi intermittents du spectacle
ou étudiants pouvant envahir la rue.
Justement, réformer en profondeur suppose un minimum de débat
démocratique sur l’établissement des priorités en matière de dépenses publiques.
Or, cela demande une aptitude au véritable dialogue social au sein de la nation
toute entière. Les pays nordiques ont pu se réformer grâce à cette aptitude. La
France, société de défiance par excellence, a en revanche toute la peine du monde
à mettre ses citoyens autour de la table. Cette défiance vient précisément de son
modèle social corporatiste et centralisateur – qu’il s’agirait de réformer également.
Enfin, un argument majeur qui sera évoqué contre la réforme :
le coût de la transition. Lorsque des ressources humaines et financières doivent
réaffectées de manière si importante en même temps, la donne est fortement chamboulée.
Les personnels publics ou des entreprises ayant perdu leurs marchés publics doivent
être absorbés par le secteur privé. Or, en période de récession cette capacité d’absorption
est minimale, sauf à accepter un accroissement de flexibilité sur le marché du travail
– généralement impopulaire.
On le voit : le coût politique de la réforme pour les gens au
pouvoir est grand. Plutôt que de prendre le risque de mettre en place un processus
de clarification et de « tri entre le bon État et le mauvais État », il leur paraît
plus simple de tenter, à nouveau, de faire payer les autres : « l’endettement national
est au maximum, les impôts nationaux sont presqu'au maximum, déplaçons donc au niveau
de l’Europe nos problèmes d’endettement avec, par exemple, les Eurobonds... ».
En dépit de tous les obstacles à la réforme, il y a pourtant
bien un jour où l’obèse doit se résoudre à la diète. La procrastination n’est pas
une solution. Mais se reprendre en main nécessite, au niveau d’un pays, une discussion,
un véritable « dialogue social ». Voilà un test pour notre démocratie.
Emmanuel Martin, le 28 mai 2012 - Emmanuel Martin est analyste
sur www.UnMondeLibre.org.
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