Non seulement le commerçant a un rôle économique important mais il a également un rôle social essentiel. Et ces deux rôles sont les deux faces d’une même pièce.
Nous sommes prisonniers de modèles mentaux profonds et invisibles. L’un de ces modèles est l’opposition très française entre l’économique et le social, le premier étant moralement suspect tandis que le second est noble.
Cette séparation est illustrée en particulier par l’image négative du commerçant considéré comme égoïste, asocial et motivé uniquement par des considérations jugées bassement matérielles. Parce qu’elle repose sur une méconnaissance de l’économie, et en particulier du lien intime entre l’économique et le social, cette opposition est contre-productive et coûteuse. Non seulement le commerçant a un rôle économique important mais il a également un rôle social essentiel. Et ces deux rôles sont les deux faces d’une même pièce.
L’image du commerçant n’est pas très bonne en France. Le commerçant a dû faire son trou entre les nobles, les clercs et les paysans en dérangeant l’ordre établi de l’époque médiévale, ce qui lui a valu le mépris des trois ordres. Malgré une révolution supposée bourgeoise, le mépris du monde marchand par l’ordre politique et intellectuel reste vivace et a été particulièrement mis en lumière ces derniers mois.
Les commerces jugés « non essentiels » ont été fermés arbitrairement sans véritable raison sanitaire et, comme si cela ne suffisait pas, des vandales continuent à saccager les centres-villes, détruisant des commerces, et donc des vies, dans une relative indifférence.
UNE VISION CARICATURALE DU COMMERÇANT
Le commerçant a une double réalité : c’est d’abord celui qui est motivé par le profit, il est le symbole du monde de l’argent. C’est cette réalité qu’en France nous aimons détester. Les marchands chassés du temple par Jésus, les boutiquiers moqués par Napoléon. Tout à la recherche de son profit, le commerçant serait immoral – l’argent n’a pas d’odeur – et égoïste, insensible aux autres et à la collectivité.
Rien n’est plus faux cependant.
Car le commerçant a une autre réalité : c’est celui qui est au centre du village, qui connaît tout le monde. Le marché, c’est avec l’église l’autre lieu de socialisation ; c’est là que tout le monde se rencontre une ou deux fois par semaine. Plus subtilement, le marché c’est l’endroit où les ordres ne comptent pas : votre produit est bon ou mauvais, il est au bon prix ou pas et l’un des moyens de le savoir est la réputation du marchand, pas l’ordre social auquel il appartient. C’est son capital social qui permet au marchand de vivre dans la durée.
C’est vrai pour votre boucher comme pour Amazon. Ceux qui trompent ou qui mentent le détruisent et sont éliminés plus ou moins rapidement, car le marché est également un lieu d’échange d’informations, et la première information qui circule concerne ce capital social.
Vous savez que l’éthique est consubstantielle à l’économique lorsque vous demandez à un voisin qui il peut vous recommander pour réparer votre baignoire. Autrement dit, il ne peut y avoir de marché, et donc de commerçant, sans un socle de valeurs constituant une éthique, c’est-à-dire sans la gestion d’un capital social.
Économique et social, l’un ne peut aller sans l’autre et les séparer c’est comme séparer la jambe gauche de la jambe droite.
UNE OPPOSITION STÉRILE ENTRE LES GRANDS ET LES PETITS
Mais qu’apparaisse la grande distribution et aussitôt les « petits » commerçants sont parés de toutes les vertus. Le mépris dont ils font l’objet disparaît car il peut désormais être dirigé contre d’autres marchands, les « grands ».
Il y a en France une longue tradition d’opposition aux supermarchés au nom de la défense du « petit » commerce. Édouard Leclerc n’a pu ouvrir son premier magasin qu’en allant directement voir le ministre des Finances, qui a accepté car la crainte de l’inflation était réelle, mais la résistance, notamment avec le mouvement de Pierre Poujade, fut féroce. Déjà à l’époque, les supermarchés suscitaient l’hostilité d’une coalition hétéroclite rassemblant l’extrême droite conservatrice, la gauche hostile au profit et au « grand capital » et le clergé intellectuel hostile à la consommation de masse. Que ces supermarchés aient été plébiscités par les consommateurs qui pouvaient y boucler leur fin de mois et satisfaire leurs aspirations sociales laissaient les clercs largement indifférents.
D’ailleurs en France, les supermarchés ne s’intitulent pas « grands commerçants » ; on parle plutôt de « grande distribution ». L’abandon du mot commerçant au profit d’un mot qui a une connotation purement fonctionnelle, distribution, est très significatif, alors que le métier de commerçant va bien au-delà de la seule distribution.
L’opposition entre petits et grands commerçants a pris une nouvelle ampleur ces derniers mois à l’occasion de la crise de la Covid. Les conséquences dramatiques de la fermeture brutale et injustifiée des commerces ont rappelé à nos contemporains, et surtout aux politiques, à quel point ceux-ci étaient vitaux pour les centres-villes, et donc pour les villes, ces lieux de liens sociaux qui, on l’oublie trop souvent, sont nés du commerce.
À nouveau parés de toutes les vertus, les « petits » commerçants sont aussi désormais présentés comme le fer de lance du « consommer local » en opposition à la grande distribution, accusée d’aggraver la situation environnementale.
L’argument écologique est une planche de salut inespérée pour ceux que le commerce répugne, mais il est pourtant fragile en ce qu’il oublie que le local est moins efficace sur ce plan, même s’il fait vivre un tissu économique ; il est également moins rentable, et donc plus cher, tandis que le global permet de jouer avec les effets d’échelle et donc de baisser les prix et de contribuer au pouvoir d’achat des plus modestes.
On l’a bien vu avec l’affaire des masques au printemps. Pendant des mois le gouvernement s’est débattu avec la question des masques, se révélant incapable de la résoudre. La France manquait de masques et des vies étaient en jeu. Finalement il s’est résolu à laisser la grande distribution s’en occuper et en une semaine, la question des masques était résolue. Non seulement chacun pouvait désormais s’en procurer mais de plus les prix déclinaient rapidement, ce qui était essentiel pour les familles modestes.
Cet exploit logistique et économique n’a été possible que parce que la grande distribution a mobilisé son infrastructure d’approvisionnement et ses équipes spécialisées pour aller chercher des masques où ils se trouvaient, c’est-à-dire à l’étranger (horresco referens). Offrir rapidement des produits à des prix toujours plus bas, seule la grande distribution peut le faire. Là encore, comment séparer l’économique et le social, ou sociétal, dans cette affaire ?
Et c’est très compliqué de baisser les prix. Cela nécessite des investissements continus et une innovation importante, l’organisation d’une chaîne d’approvisionnement très complexe, ainsi que son développement continu pour qu’elle s’améliore, la coordination du travail de dizaines, voire de centaines de milliers de gens. Il faut avoir travaillé aux côtés d’acteurs de la grande distribution pour voir combien cette traque complexe des centimes est une obsession, et pour comprendre combien l’économique et le social sont intimement liés dans cette obsession.
Lorsqu’on l’évoque, les beaux esprits vous répondent immédiatement que cela se fait aux dépens des producteurs qui sont écrasés, ce qui condamne les filières en amont. C’est l’éternel argument de l’économie conçue comme un jeu à somme nulle, éternellement faux.
Déjà dans Au bonheur des dames, Zola, pourtant pas suspect d’être un ultra-libéral, montrait comment le grand magasin, ancêtre du supermarché, était un aiguillon de modernisation. Si certains fournisseurs étaient en effet condamnés, ceux qui arrivaient à suivre la marche en se modernisant en sortaient plus forts et se développaient.
Loin d’être un simple « vendeur », le commerçant est ainsi historiquement un aiguillon du développement et de la modernisation de l’outil agricole et industriel, auxquels nous devons notre prospérité et le financement de notre modèle social auquel nous sommes tant attachés. Mais comme le titre de l’ouvrage de Zola le suggère, le grand magasin était aussi un vecteur de changement social, en l’occurrence ouvrant aux femmes un espace public entièrement conçu pour elles, et ce changement est décrit page après page dans le roman.
Encore une fois, économique et social intimement liés.
L’ÉPOUVANTAIL AMAZON
Mais qu’apparaisse Amazon, et c’est d’un coup l’ensemble des commerçants français, grands et petits, physiques ou en ligne, qui est soudainement paré de toutes les vertus. Amazon est devenu l’épouvantail préféré de notre classe politique et intellectuelle qui veut toujours absolument un méchant dans l’histoire.
On peut accuser Amazon de tous les maux et le faire d’autant plus facilement que l’entreprise est américaine. Rien de tel qu’un étranger à vouer aux gémonies quand les choses vont mal. Amazon concentre sur elle toutes les critiques que faisaient déjà il y a plus d’un siècle ceux qui s’opposaient à la marche du commerce et que Zola évoque si bien. La poursuite de l’efficacité commerciale, la recherche des meilleurs produits, la modernisation de la distribution, la baisse des prix, tout cela n’est vu que sous l’angle de la « casse sociale » et désormais de l’impact environnemental négatif même si rien ne permet d’étayer l’accusation.
Au fond, cet épouvantail arrange bien les autres grands distributeurs qui peuvent ainsi échapper à l’opprobre publique face à leur recherche de profit qui n’est pas moindre que celle d’Amazon, mais qui est française, elle, monsieur. C’est aussi oublier qu’Amazon, au travers de sa place de marché, permet à des dizaines de milliers de… petits commerçants français de vendre leurs produits. Avec sa plateforme AWS, il permet à tout autant de petites entreprises françaises d’avoir une infrastructure Internet facilement.
Amazon en tire profit, ces entreprises en tirent profit, et le tissu socio-économique français s’en trouve développé. Économique, social, mélangé, tout ça, deux faces d’une même pièce.
L’ENJEU DE LA RESPONSABILITÉ SOCIALE DES ENTREPRISES
Le modèle mental séparant l’économique et le social a également une dimension politique. Il est poussé par ceux qui veulent réserver le social à des acteurs spécialisés, séparant les acteurs économiques d’un côté et les acteurs sociaux de l’autre. Ces derniers défendent leur territoire et rien de ce qui est social ne doit leur être enlevé, car le social est un business comme un autre, avec ses parts de marché, ses carrières et ses sources de pouvoir bien cachées derrière la vertu affichée.
Il est ainsi difficile d’entendre en France que les supermarchés ont au moins autant fait pour aider les pauvres à se nourrir et à s’habiller par leur baisse continue des prix depuis plus de 70 ans que les associations caritatives ou les aides sociales, mais c’est un fait. Arnaud Montebourg, lui aussi peu suspect d’ultra-libéralisme, reconnaissait ainsi l’effet positif sur le pouvoir d’achat des Français de l’offre low-cost de Free télécom en 2012.
Il ne s’agit pas d’opposer l’économique et le social, mais oublier le rôle de la grande distribution dans le progrès social par la baisse des coûts et la fourniture d’objets indispensables serait injuste. Rien n’est plus social que de permettre à des familles modestes d’habiller leurs enfants correctement et d’avoir l’argent pour le faire à la fin du mois.
Par ailleurs, le modèle mental de la séparation de l’économique et du social explique pour une large part le problème actuel autour de la responsabilité sociale des entreprises : conçue comme un supplément d’âme que devraient acquérir les marchands vus comme limités à leur monde matériel, elle enferme ces derniers dans un rôle de coupable par défaut en ignorant que ceux-ci ont, déjà, de par leur action même, un immense impact social et sociétal ; le débat s’en trouve complètement faussé et la notion de social dévoyée par des stratégies défensives, qui entraînent en retour des accusations de cynisme, et tout le monde est perdant au final.
LE PRIX ÉLEVÉ DU MÉPRIS
Ainsi en France nous méprisons les « petits » commerçants, mais nous les défendons contre la grande distribution. Nous méprisons la grande distribution mais nous la défendons contre Amazon. Nous méprisons le commerce en ligne mais nous encourageons le click and collect. Et ainsi de suite. I
l semble que nous ayons absolument besoin d’une hiérarchie du mépris, que nous ayons besoin de diaboliser et d’idéaliser, selon les circonstances, et de trouver toujours un héros et un coupable. Ces 50 nuances de mépris des marchands minent notre économie et donc notre système social.
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