Faire d’un courant philosophique individualiste et protecteur radical des libertés individuelles le nouvel ennemi public fantasmatique de la France et des Français devrait nous interroger sur l’évolution socialiste de notre pays.
Confinement, crise économique, incertitude sur l’avenir. L’époque est anxiogène, et le niveau de pessimisme collectif au maximum. La situation est donc idéale pour que se développent complotismes et autres manifestations paranoïaques. Tenter de coller des explications simples sur des phénomènes complexes est humain, trop humain sans doute, et dans la France de 2020, ces explications prennent presque nécessairement une tonalité antilibérale et anticapitaliste.
La raison peut être résumée succinctement : l’effondrement de notre modèle social, qui s’appuie sur un système d’économie de moins en moins mixte et de plus en plus socialiste, ne peut mourir de ses faiblesses internes. Comme par réflexe, pour beaucoup, son génie ne peut être remis en question et son épuisement ne peut trouver sa source que dans le travail de sape de quelque agent extérieur malintentionné.
Il y a quelques années, le néolibéralisme ou le modèle anglo-américain étaient désignés par tous les décideurs politiques et tous les intellectuels en vue pour endosser le rôle de bouc émissaire. Mais les temps changent et l’argument s’use.
LE SABOTEUR LIBERTARIEN
Aujourd’hui, c’est le saboteur libertarien qui a pris la place de la World company dans le rôle du grand méchant qui complote pour faire vaciller la vertu française et encourager le vice cosmopolite. Et ce nouvel ennemi du peuple fait l’unanimité contre lui de la base au sommet.
« Hold-up », un documentaire polémique sorti mercredi grâce à un financement participatif sur la crise de la covid-19 fait du libertarien le principal bénéficiaire d’une crise sanitaire dont il aurait capté les effets à son profit. En cause, l’économie numérique en général et Amazon en particulier.
La fortune contemporaine de l’entreprise américaine ne serait pas le produit du hasard – ou de l’incompétence économique légendaire de nos élites – nous suggère-t-on. Et d’ailleurs, comme le dit avec assurance un intervenant, Jeff Bezos serait libertarien, ce qui, dans sa bouche, est peu ou prou synonyme d’égoïste radical.
Si on en croit le dernier essai de Stéphane Foucart, Stéphane Morel et Sylvain Laurens, Les Gardiens de la Raison, les libertariens sont encore à la manœuvre pour saboter les fondements progressistes de la science et du rationalisme français.
Le petit cercle des « zététiciens » et autres vulgarisateurs de la pensée scientifique, autrefois univers harmonieux et largement lesté des conflits d’intérêts qui traversent le monde des hommes ordinaires, serait depuis quelques années infiltré par la propagande anti-écolo et pro-business des libertariens.
Parce qu’ils défendent les OGM, les pesticides, la psychologie évolutionniste ou encore, c’est un comble, la liberté d’expression absolue, le libertarianisme menacerait la pensée rationnelle locale.
Ici les libertariens, ce sont les lobbies industriels qui cherchent à manipuler la science et les marchés pour placer leurs produits nuisibles et/ou défectueux ou des chercheurs qui pensent qu’on peut s’appuyer sur la biologie pour dire des choses nouvelles dans le champ de la psychologie.
LE LIBERTARIEN, ENNEMI D’ÉTAT
Mais les libertariens ne cherchent pas seulement à enrichir Amazon ou l’industrie des pesticides toute honte bue. Ils sont aussi ces égoïstes inconscients et anonymes qui cherchent à saper l’autorité des pouvoirs publics pour endiguer la crise sanitaire en s’appuyant sur les thèses les complotistes en vogue aux États-Unis.
Une étude de la Fondation Jean Jaurès expliquait ainsi que la sociologie des « anti-masques » français pointait aussi dans la direction des libertariens ou, plus vaguement, « théories libertaires combinées à une défiance structurelle envers les institutions politiques ». Ici, nous avons une nouvelle définition de libertarien, assimilé plus ou moins, en France, à la pensée libertaire.
Tour à tour représentant diabolique des multinationales, du capitalisme apatride et de l’individualisme radical, le libertarien fait peur. Mais c’est quoi, au juste, un libertarien ?
Derrière les fantasmes marxisant de patrons à gros cigares, il y a d’abord une théorie éthique déduite généralement d’une analyse économique que ses adversaires complotistes ne sont pas toujours en mesure de bien comprendre. Le terme libertarien lui-même, par son étrangeté, et sa relative nouveauté dans le vocabulaire politique français, invite à la défiance et au soupçon.
LIBÉRALISME UTOPIQUE
Pour Sébastien Caré, auteur de Les libertariens aux États-Unis (2010), le libertarianisme est une mutation utopique et subversive du libéralisme classique :
« L’utopie libertarienne projette d’une part la logique du marché sur toutes les sphères du vivre-ensemble, et mue, d’autre part, la défense des libertés individuelles en une lutte contre l’État. »
Ses origines sont avant tout intellectuelles, avant d’être militantes. Le libertarianisme est un courant d’idées à la fois philosophique, juridique et économique.
Gerard Casey, professeur de philosophie à l’University College de Dublin, et libertarien de tendance anarchiste, affirme de son côté que la position libertarienne est une philosophie individualiste1.
Elle repose sur l’idée que les individus ont le droit de vivre leur vie comme ils l’entendent, à partir du moment où ils n’agressent personne. Ses sources diverses remontent aux travaux de l’école autrichienne d’économie, aux idées de Ludwig von Mises, Murray Rothbard, Henry Hazlitt, Walter Block, Hans-Hermann Hoppe ou Stephen Kinsella. Plus loin dans le temps, on retrouve la trace de J. S. Mill, Adam Smith, des libéraux classiques des XVIIIe et XIXe siècle, ou encore de Gustave de Molinari, Frédéric Bastiat ou Lysander Spooner.
La formulation des idées libertariennes varie d’une école philosophique à l’autre. Son plus grand promoteur, l’économiste Murray Rothbard, parlait le langage du droit naturel. Robert Nozick, qui fut le principal philosophe libertarien dans le monde universitaire américain, le fondait sur la propriété de soi. David Friedman dans The Machinery of Freedom en proposait de son côté une version utilitariste.
Tous ont en commun de prendre au sérieux l’économie politique, comme en témoigne l’influence séminale des travaux de Ludwig von Mises et Friedrich Hayek sur les esprits libertariens à partir de l’après-guerre. Aujourd’hui, on retrouve les théoriciens libertariens essentiellement dans les universités, dans les départements de philosophie, d’économie ou de droit.
Certains libertariens cherchent à limiter le rôle de l’État à ses fonctions essentielles, d’autres affirment qu’il est possible de s’en passer totalement pour que se développe une société de droit privé totale. Ces questions restent disputées entre les différentes nuances de libertarianisme.
Politiquement, ils représentent quelques millions aux États-Unis, réunis derrière les figures de Rand Paul, Gary Johnson ou plus récemment Jo Jorgensen. En France, ils sont beaucoup moins nombreux et surtout moins organisés. Loin de défendre les intérêts organisés des grands patrons ou de justifier les prises de position des complotistes trumpistes type Qanon, les libertariens cherchent avant tout à radicaliser l’expérience capitaliste pour en extraire les aspects les plus protecteurs de la liberté individuelle.
Faire d’un courant philosophique individualiste et protecteur radical des libertés individuelles le nouvel ennemi public fantasmatique de la France et des Français devrait nous interroger sur l’évolution socialiste de notre pays. Après tout, c’est Emmanuel Macron lui-même qui affirmait que le citoyen solidaire devait désormais enterrer l’individu libre.
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