Faisant référence aux réflexions du philosophe français Brice Parain, Albert Camus écrivait : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. »
Les mots que nous choisissons pour nommer les choses sont importants. Encore plus important est de savoir d’où ils viennent et qui les a choisis. C’est le cas pour notre société que nous qualifions, à tort, de capitaliste.
Le terme « capitalisme » a été inventé par l’économiste Werner Sombart pour qualifier la société qui émerge en Europe à partir du XVIIe siècle, et il était péjoratif. Il la qualifie de capitaliste car selon lui sa caractéristique principale, son moteur essentiel, réside dans l’accumulation du capital.
Cette accumulation est à la fois le moyen et la fin et il la considère comme un fait historiquement nouveau. Or, l’accumulation est un désir aussi ancien que l’Homme lui-même. Elle ne caractérise en rien le monde qui émerge à partir du XVIIe siècle. Presque toutes les sociétés humaines ont été accumulatrices. Que l’on songe aux conquistadores espagnols, produits typiques de la société féodale aristocratique, obsédés par l’accumulation de l’or et de l’argent, qui ruinera l’Espagne. Même certaines tribus nomades, qui pillent l’Europe vers la fin de l’Empire romain, sont accumulatrices. L’accumulation, c’est l’objet même du pillage, et il est aussi vieux que l’humanité. Et il y a eu des personnes très riches dans toutes les sociétés depuis la nuit des temps.
Ce qui définit notre société n’est pas non plus qu’elle donne une part importante au commerce. Là encore, les hommes ont commercé depuis toujours. Le commerce international existait déjà au Néolithique, même s’il ne touchait souvent qu’une faible partie de la société. L’Asie, par exemple, a une très forte culture commerciale, notamment dans la diaspora chinoise que l’on retrouve en Thaïlande et en Malaisie, et cette culture existe également au Moyen-Orient et en Afrique. En fait, elle existe presque partout. Le commerce est source de dynamisme et de richesse, mais il ne correspond pas toujours à une culture d’innovation. Une société peut avoir une communauté marchande très dynamique mais ne pas être innovante et conserver des structures sociales et des modèles mentaux inchangés durant des siècles. D’ailleurs, l’historien David Gress observe que si l’on définit le capitalisme en termes d’entrepreneurs produisant selon des méthodes rationnelles et cherchant à vendre leurs produits sur un marché, alors le capitalisme n’a jamais été spécifique à l’Occident.
Pour l’économiste et historienne Deirdre McCloskey, la société qui émerge approximativement à partir du XVIIe siècle n’est ni capitaliste ni commerciale, mais bourgeoise. C’est une société qui reconnaît la dignité par le travail et le talent, en opposition au modèle mental médiéval de la dignité par la naissance. Mais là encore, le terme bourgeois ne semble pas définir correctement cette « nouvelle société », car on peut être bourgeois et conservateur.
La société entrepreneuriale
Ce qui caractérise cette société, c’est la posture d’innovation. C’est la volonté d’améliorer sans cesse le monde qui nous entoure, et surtout de croire qu’on peut le faire, et le fait que cette amélioration soit socialement valorisée.
Il s’agit d’une rupture fondamentale de modèle mental. Jusqu’au XVIIe siècle environ, c’est en effet la stabilité qui est socialement valorisée. Le changement est vu comme une menace. Le modèle mental dominant est en effet que le monde a été créé par Dieu et est donc parfait. Il existe un ordre céleste immuable. Tout ce qui le remet en question est dangereux. Le mot innovation est donc péjoratif. La croyance selon laquelle la fixité est une chose plus noble et plus digne que le changement est d’ailleurs une tradition dominante dans la philosophie, qui remonte au moins jusqu’à Platon.
Dans son ouvrage Capitalisme, Socialisme et Démocratie, l’économiste Joseph Schumpeter, qui comme tant d’autres a adopté le terme de capitalisme pour la qualifier, indique en effet que cette société repose sur un processus d’évolution : évolution du marché et des firmes qui le composent, évolution des technologies, évolution des goûts et des habitudes, etc. Le système est dynamique. Il est au contraire en perpétuel renouvellement, ne revenant jamais au même point, dans un processus de destruction créatrice, pour reprendre l’expression fameuse de Schumpeter, où l’ancien est remplacé par le nouveau, qui sera lui-même remplacé à son tour. L’accumulation, qui est nécessaire pour constituer un capital, est bien plus un préalable qu’un objectif, et ce préalable n’existe que dans certains domaines lorsque, par exemple, le lancement de l’activité nécessite un fort investissement initial, comme construire une usine. Il n’existe quasiment pas dans les activités de service.
Notre société n’est pas capitaliste, au sens d’une recherche d’accumulation, mais entrepreneuriale, au sens où elle repose sur l’innovation. Elle n’est pas innovante de façon gratuite, comme peut l’être l’art, mais elle utilise l’échange pour innover. Les deux sont indissociables. Certaines sociétés innovent sans commercer, d’autres commercent sans innover; la société moderne commerce pour innover, et innove pour commercer. Le changement, qu’il soit technique, moral ou social, est donc au cœur de la société entrepreneuriale.
Critiques morales de la société entrepreneuriale
Placer le changement au cœur de la société n’a jamais été totalement accepté, ni socialement ni intellectuellement. On parle encore aujourd’hui de « peur du changement ». On met souvent en avant plus ce que l’on peut perdre du changement plutôt que ce que l’on peut en gagner. Ainsi, il est caractéristique que l’écho principal donné au développement de Chat-GPT ait été pour en souligner les risques, beaucoup plus que pour en souligner l’intérêt et le potentiel formidable.
Dès ses débuts, la révolution entrepreneuriale a ainsi suscité l’hostilité de nombre d’intellectuels. Le mouvement romantique allemand est un long cri de protestation contre elle, plaidant pour un « réenchantement » du monde, un retour à celui d’avant la technique. Le modèle mental étant que le monde « naturel », débarrassé de la technique, était « enchanté ». L’hostilité est également venue de ceux qui s’inquiétaient de l’ouverture de la boîte de Pandore que constituait la libération de cette énergie entrepreneuriale. Celle-ci ouvrait des possibilités inimaginables, et donc perçues comme potentiellement très dangereuses. Cette énergie étant subversive par nature, les élites ont très tôt voulu la contrôler.
Cette hostilité n’a pas disparu aujourd’hui, loin s’en faut, en particulier en France. Il y a ceux qui remettent explicitement l’innovation en question en voulant ralentir la société, voire aller vers la décroissance, et qui ont trouvé dans le changement climatique un nouvel argument très utile. Il y a aussi ceux qui veulent placer l’innovation sous tutelle d’une autorité morale, avec des expressions comme « Innovation for good ». Cette hostilité transparaît également dans un discours qui se développe depuis quelques mois selon lequel le monde ne sera pas sauvé par l’innovation mais par une modification de nos modes de vie, un autre subtil argument pour placer l’innovation sous contrôle politique et moral. Nouveaux arguments bien pratiques pour des courants de pensée finalement très anciens.
La posture entrepreneuriale en question
Reconnaître que ce qui définit notre société depuis 400 ans n’est ni l’accumulation « capitaliste » ni le commerce, ni la mentalité bourgeoise, mais l’esprit entrepreneurial est important parce que cela permet de mieux comprendre ce qui se joue en ce moment dans notre pays.
Car nous vivons une évolution duale : d’une part, l’entrepreneuriat n’a jamais été aussi dynamique en France, et séduit une part croissance de la population ; d’autre part, l’hostilité à cette culture entrepreneuriale et au progrès est en pleine ascension. C’est le résultat de cette opposition, en fonction de celui de ces deux courants qui prendra l’ascendant sur l’autre, qui définira la nature de notre société pour longtemps.
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