Il suffirait donc de s’endetter jusqu’à plus soif. Pourquoi ne pas y avoir pensé avant ? En fait, on y avait pensé mais cette fois-ci on ose.
Il suffirait donc de s’endetter jusqu’à plus soif. Pourquoi ne pas y avoir pensé avant ? En fait, on y avait pensé mais cette fois-ci on ose. Ainsi, l’audace n’est plus la menace qu’on dit qu’elle fut.
Lorsque la fourmi se fait cigale, on peut au moins trouver cela louche. Hier, ceinture budgétaire, aujourd’hui on baisse le pantalon. La dette va donc reprendre son ascension à plus de 100 % du PIB en 2020, après quelques années de descente en rappel difficile mais réalisée avec succès de 95 % à près de 85 % de 2014 à 2019.
Sauf que là, la critique ne tiendrait pas compte tenu de la réalité du moment : rien ne résisterait au quoi qu’il en coûte des autorités, et toute réserve serait montrée du doigt. Inutile donc d’évoquer la tarte à la crème inflationniste, l’aléa moral en cas de défaut, ou la pratique du seigneuriage, ces arguments sentent d’ailleurs la naphtaline car la dette s’apprécie et ne se juge plus.
Alors plutôt que de passer pour un pisse-froid, nous évoquerons plutôt quelques interrogations dites iconoclastes, qui rappellent que la dette traîne d’autres casseroles. Mais avant, parlons mécanique.
La CoviDette
Au risque de caricaturer : si vous baissez les taux d’intérêt de 1 % ou si votre croissance accélère d’autant, vous pouvez vous permettre de desserrer la ceinture budgétaire de 1 %, le ratio de dette sur PIB ne bougera pas. Mais si vous relâchez le pantalon (envolée du déficit), vous aurez intérêt à ce que les taux baissent ou la croissance accélère suffisamment pour empêcher la dette de s’envoler.
Or, il peut arriver que l’on vous baisse le pantalon par surprise, c’est ce qu’il s’est passé tout récemment avec la crise du Covid. Dans ce cas, il n’y a pas de parades possibles, la baisse des taux n’est pas assez forte pour compenser la hausse du déficit, et il ne faut pas compter sur la croissance qui s’effondrera. Mécaniquement, la dette s’envole.
Ainsi, la dette brute devrait passer de 85 % du PIB fin 2019 à près de 102 % en 2020 à cause du seul Covid, soit une hausse de 17 %. Pour comparaison, la digestion de la crise des subprimes avait dû se payer par une hausse de près de 30 % de la dette de 2007 à 2014. Cette hausse de la dette se décomposerait en deux effets contribuant autant l’un que l’autre, tout comme durant les subprimes :
- La hausse du déficit de la balance primaire de l’État, qui fait la différence entre les dépenses (hors intérêts à verser) et les recettes. Cette hausse du déficit s’expliquerait aux deux-tiers par la hausse des dépenses de l’État (stabilisateurs automatiques, chômage partiel…) ; et un tiers par la baisse des revenus liée à la baisse des recettes fiscales.
- La hausse du différentiel entre le taux d’intérêt implicite sur la dette et la croissance du PIB en valeur. Cette hausse du différentiel s’expliquerait pleinement par la chute de la croissance en valeur (- 6 %), alors que l’effet favorable de la baisse des taux d’intérêt compenserait à peine sur la période du Covid.
Or, il faut le rappeler sans cesse, nous vivons une époque bizarre. La dette gouvernementale de la zone euro a augmenté de près de 35 % par rapport au PIB au cours des 15 dernières années, et a été quasi-totalement financée par des achats d’actifs de la Banque Centrale Européenne : d’abord sans création de monnaie à partir de 2010 (SMP, OMT), puis avec création de monnaie dès 2015 (QE).
Ainsi, tout comme la dette, le bilan de la BCE s’est aussi accru de près de 35 % par rapport au PIB sur la même période, et devrait dépasser les 50 % du PIB en 2020.
La dette adulée en question
La dette ambiguë
Au départ, cela ressemble à une énigme : les États émettent de la dette, la BCE achète cette dette, mais la BCE appartient aux États ; qui détient cette dette au juste ? Très simple, on choisit la bonne interprétation en fonction des besoins de la démonstration.
Quand tout va bien, on dit que les États doivent verser des intérêts à la BCE : « la dette, c’est pas bien ». Quand tout va mal on dit que la BCE reverse ces intérêts sous forme de dividendes aux États : « la dette c’est pas grave ».
Le don d’ubiquité
Admettons que les États puissent s’endetter autant qu’ils le souhaitent, puisque de toute façon cette dette sera in fine rachetée par la BCE, et que les intérêts reçus par la BCE rebrousseront chemin sous forme de dividendes aux États.
Si l’on adhère à ce jeu à somme nulle, alors il faut aussi adhérer au don d’ubiquité de l’autorité suprême qui se trouve à la fois créditrice et débitrice. À moins qu’il ne s’agisse d’un genre d’entité bicéphale telle Orthos, le chien à deux têtes (BCE & État) en charge de veiller sur le troupeau de bœufs, nous donc.
Le barbier qui se rase lui-même
Bonne nouvelle pour la communauté scientifique, le paradoxe le plus dévastateur des fondements des mathématiques vient d’être terrassé : l’ensemble des ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes existe ! il s’appelle l’État-Banque centrale et il habite en zone euro.
Une illustration célèbre de ce paradoxe est celle du barbier crétois qui doit raser tous les Crétois qui ne se rasent pas eux-mêmes : qui le rase lui ? Grâce au Covid, nous savons désormais que c’est lui qui se rase lui même, c’est-à dire l’État se finance lui-même, sauf qu’il se fait appeler BCE pour cette tâche.
Le problème Albertine
Finalement, ce qui est train de se produire est grosso modo ce que les agents économiques et les marchés financiers désiraient entendre : de la dette éternelle à coût nul, et si besoin on annule. Mais c’est peut être là justement le problème.
En effet, jusqu’à présent on trouvait toujours à redire aux politiques menées, comme si l’objet convoité n’était jamais acquis, et que l’on trouve donc une bonne raison pour faire la mou. Mais désormais, il n’y aurait plus rien à combler, plus aucun désir à assouvir.
De la même façon, le narrateur de À la recherche du tems perdu qui a tout fait pour conquérir Albertine, maintenant qu’il l’a pour lui tout seul, que son souhait est exaucé, eh bien cela ne l’intéresse plus !
Ça s’use si l’on s’en sert
Il y a ceux qui pensent que la dette, la monnaie, sont des choses qui doivent s’user si l’on s’en sert. Utilisées raisonnablement, elles usent de la quantité ; utilisées déraisonnablement, elles usent de la confiance : si mon voisin peut émettre autant de monnaie que nécessaire pour m’acheter mon smartphone, ma voiture, ma maison, dois-je lui faire confiance ?
Pourtant, aujourd’hui il semblerait bien que la dette et la monnaie soient considérées comme des biens qui ne s’usent pas, un genre de bien communs non rivaux et non exclusifs.
En vérité, seuls les axiomes disposent de tels pouvoirs : par exemple, si je suppose que 1+1 = 2, alors je pourrais m’en servir autant que je veux pour faire mes calculs, cet axiome ne sera jamais épuisé, et ne cessera d’être valide que si je n’y crois plus.
Philanthrope tu seras
Le quoi qu’il en coûte des autorités se traduit par un taux d’actualisation nul en langage financier. Ce taux est celui qui permet de donner une valeur présente au futur : plus ce taux est faible, plus la valeur présente du futur est élevée.
Or, lorsque les autorités imposent un taux actuariel à 0 %, elles imposent du même coup à la génération présente d’éprouver une forme d’altruisme parfait envers les prochaines générations : en effet, la valeur présente du future devient alors artificiellement infinie.
On crée alors l’illusion que la génération présente est naturellement philanthrope et choisit rationnellement de financer son prochain.
Le risque du marchand de Venise
Lorsque les États empruntent à la BCE pour prêter aux agents économiques, les États prennent toujours le risque que les agents économiques ne puissent pas rembourser, mais que la BCE exige son dû en temps et en heure.
Il faut alors espérer que la BCE ne soit pas aussi mesquine que l’usurier Shylock de Shakespeare dans le marchand de Venise. Ce dernier accepta de prêter à Antonio qui accepta de prêter à son ami Bassanio, mais en cas de défaut d’Antonio (États) les termes du contrat autorisaient alors Shylock (BCE) à lui prélever une livre de chair en cas de défaut de paiement.
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