LE SOCIALISME, PORNOGRAPHIE DE LA SOLIDARITÉ [i]
Christian Michel
Question. – Que vient faire la pornographie là-dedans ?
Question. – Que vient faire la pornographie là-dedans ?
Réponse. – Je n’ai pas pris le mot dans son sens étymologique. Pour moi, est pornographique ce qui se pratique sans amour. Et il y a beaucoup de ces gestes dénués d’amour qui appauvrissent notre quotidien : la nourriture ingurgitée sans la goûter et sans conscience qu’elle nous relie au cosmos, la musique-bruit de fond, et tant d’autres. Au même titre, je qualifie de pornographique le travail quand il devient la corvée salariée et répétitive, et le socialisme aussi.
Le socialisme promet une société généreuse. Pour lui, elle s’appelle redistribution forcée des revenus et mutilation des patrimoines. Passés quelques décrets et quelques dizaines d’années, l’apparence comptable et statistique du pays sera d’une société plus égalitaire. Mais entre les gens, les regards n’auront pas changé, on n’aura pas fait naître l’ombre d’un sentiment plus fraternel.
Car les gestes de la solidarité ne sont pas la solidarité. Pour te l’illustrer d’une histoire archi-connue, suppose qu’un général de la légion romaine ait ordonné au centurion Martin de partager son manteau. Le résultat matériel eût été le même, un pauvre à demi-réchauffé, un nanti à demi-grelottant. Mais où est la solidarité ? Chez le général, qui ne se découvre de rien ? Chez le centurion, qui ne peut qu’obéir ?
Une société n’est jamais solidaire. Seuls des hommes libres le sont. Une société peut être redistributive, coercitive… Certains individus ou groupes de pression peuvent imposer à d’autres individus de partager leurs biens. Ils modifient les comptes en banque, ils ne font qu’empoisonner les rapports humains. Ils changent le « niveau de vie », ils ne rendent pas les hommes plus solidaires.
La solidarité échappe au politique. Elle n’est pas imposable. Elle procède d’un mouvement intérieur, non calculé et imprévisible (spontanéité effrayante pour le socialisme qui ne se reconnaît que dans la planification et le contrôle). La solidarité comporte toujours un risque qui est sa condition même. Il fallait que le mendiant n’ait aucun « droit au » manteau pour que quelque chose se passe, un mouvement se porte vers lui (un geste qui n’a cure de reconstruire l’ordre économique du monde et se satisfait, lui, de bouleverser la vie). C’est dans le vide du règlement que naît la solidarité. C’est dans le respect des Droits, et donc l’absence d’impositions légales, que peuvent se densifier les relations humaines.
Q. – Est-ce que l’autre n’a pas de droits sur moi comme j’en ai sur lui ?
R. – En l’absence de contrats spécifiques que votre liberté aurait pu inventer, aucune personne physique n’a de droits sur toi. Le fait de partager la même humanité ou la même collectivité, voire le même sang, ne me permet pas de te rançonner. Je peux pleurer misère à tes pieds, je n’en deviendrai pas pour cela créancier d’un centime de ton salaire. Mais je crois aussi que je peux te faire confiance, tu m’aideras. Car, parce que nous sommes libres, nous avons des valeurs, et l’une d’entre elles s’appelle « solidarité ». Elle fonde notre vie collective d’hommes sur la terre. Je n’ai aucun droit à une partie de tes revenus, mais tu as le devoir moral de me soutenir. Aucun fonctionnaire ne saurait te l’imposer, car quel sens aurait un partage sous la menace ? On ne donne que ce qu’on a la liberté de donner.
Le socialisme a réussi ce paradoxe d’avoir détruit nos relations personnelles et de les avoir réduites à de tristes relations d’argent que nous n’avons pas contractées. Nous sommes devenus créanciers sans titres les uns des autres. Peut-être un reste de fraternité nous motive-t-il parfois, mais il est dur à discerner. Dur d’imaginer dans le chèque envoyé au percepteur une marque de connivence, dur d’entrevoir un sentiment d’amitié dans la «contribution sociale généralisée ».
Payer n’est pas être généreux. Ou alors, vénérons la bonté des milliardaires, qui seraient les plus saints des hommes puisqu’ils versent tant d’impôts ; c’est ridicule. Ils ne sont pas « justes » ni
« solidaires » tous ceux que la bureaucratie a pris dans ses filets (pas plus que n’étaient chrétiens les malheureux colonisés que les conquistadoresencadraient jusqu’aux églises). Il n’y a de morale que dans la liberté. Mais voilà, il est plus facile de commander que de convertir. Le travail dans les consciences est invisible, donc frustrant. Pourtant c’est le seul qui peut briser nos solitudes face aux bureaucraties. Si nous voulons édifier une cité quelque peu fraternelle, il faut commencer par éduquer longuement et patiemment le sens du devoir, la responsabilité de chacun d’entre nous envers ceux qu’il peut aider. Le socialisme choisit une autre voie, celle de la contrainte. La connivence, que l’homme de liberté veut apprendre à la société, l’État central socialiste la décrète – et la tue, en lui interdisant toute spontanéité. Ainsi l’homme de gauche n’annonce la société solidaire que comme la prostituée promet l’amour. L’un et l’autre ne peuvent offrir que des simulacres (ivresse passagère et frustration). Ils instaurent le règne du faire-semblant ou, si tu préfères une image plus forte, de la pornographie généralisée.
Les social-démocraties nous coûtent cher pour cette mission impossible d’éradiquer les misères. Faute d’y parvenir, bien sûr – on est toujours le pauvre de quelqu’un -, elles cachent ce qu’elles ne peuvent éliminer. Comme autrefois les Victoriens rendaient incompréhensible la sexualité en refusant de la nommer, les social-démocraties engendrent un « social » impraticable en le couvrant d’un voile de honte. Que le handicapé devienne une « personne à mobilité réduite », le chômeur un « travailleur en quête d’emploi », que le vieillard atteigne le « troisième âge », n’est pas qu’une tournure précieuse du langage bureaucratique. Cela traduit l’angoisse des planificateurs de la société de nommer les phénomènes que leur prétention à gérer les gens comme des choses ne prendra jamais en compte : tares physiques et fragilités, génie, déviations morales, idées nouvelles, caprices de foules et désenchantements… Hélas pour les programmes politiques, il y a les hommes ! Ils se dérouleraient tellement mieux si les hommes n’étaient pas là. (Le socialisme n’aime pas les hommes, éternels comploteurs et saboteurs. Les effusions entre camarades de la guerre des classes ne sont pas celles d’êtres qui se reconnaissent dans leur individualité, mais celles de bons serviteurs de la Cause qui n’ont de plaisir à se retrouver que pour la faire progresser).
Au moins les riches, autrefois, voyaient la pauvreté. Ils la côtoyaient sans cette honte qu’elle nous inspire de nos jours. D’innombrables gravures nous montrent la visite aux nécessiteux, aux hospitalisés, aux prisonniers. Et mendier au nom du Christ était peut-être moins humiliant que de faire semblant d’avoir « droit » à l’argent pris aux autres, en attendant d’un fonctionnaire l’allocation-chômage. Aujourd’hui, bien peu ont le courage de toucher la misère – sinon en professionnels -, et moins encore ont l’humanité d’accepter d’être surpris dans ce qu’ils appellent leur déchéance. Qui ose voir dans le plus fortuné son prochain ? Qui ose suggérer qu’il puisse souffrir en esprit autant qu’un pauvre hère dans son corps (pensée hérétique pour un pays qui a fait du partage des revenus son idéal) ? En fait, il n’y a plus de prochain. Le socialisme construit le monde sec des titulaires de faux-droits.
Il complète l’œuvre entreprise par l’idéologie technicienne au siècle dernier : éviter le face-à-face des hommes ; médiatiser leurs rapports par la bureaucratie. L’État-providence quadrille toujours plus serré ce qui appartient aux relations interpersonnelles. Sa morale méconnaît l’homme dans ses possibilités de créativité et de générosité. Increvable « voleur des énergies », il frustre l’éveil de tout sentiment fraternel, il nous déresponsabilise face au sort des autres. Quand les enfants cessent de plaire, nous les confions à ses éducateurs spécialisés ; si nos vieux ne sont plus raisonnables, nous les déposons dans ses asiles ; pour le voisin malade, nous comptons sur ses assistantes sociales, et sur l’ANPE pour le copain chômeur. La parenté, les amis sont là pour ma satisfaction ; que l’administration se charge de leurs difficultés. Après tout, je paie des impôts pour ne pas entendre geindre !
Je voudrais que tu t’inquiètes avec moi, quel « socius » de quel socialisme est donc en train de naître ?
Q. – Je m’inquiète, je m’inquiète. Mais ton discours ne me fait pas oublier ceux là-bas qui subissent quotidiennement la pauvreté, les poursuites pour dettes, les expulsions. Ils ont besoin de la sécurité que confèrent leurs droits. Leur survie ne peut dépendre de l’humeur plus ou moins généreuse de nos concitoyens.
R. – Contre qui ont-ils un droit ? Celui qui est sans abri réclame le droit au logement, l’agriculteur réclame le droit à des prix élevés pour ses produits, le malade le droit à la santé…, mais tous ces droits n’ont de valeur que si quelqu’un en face s’est engagé à les fournir.
Q. – C’est évidemment la société qui doit garantir ces droits.
R. – Ce qui ne veut rien dire. D’abord, me semble-t-il, agriculteurs et mal-logés font partie de la société. Comme ils ne vont pas se garantir eux-mêmes, c’est bien à des groupes précis et pas à la société toute entière que tu veux que cette responsabilité incombe.
Nous nous comprendrions mieux si nous réfléchissions à cette notion de « droit ». La société, par son gouvernement, peut me reconnaître le « droit de » réaliser certaines actions. Il lui suffit de ne pas les interdire. Mais si elle me donne le « droit à » certaines prestations, il faut qu’elle trouve quelqu’un qui me les fournisse. Pour que mon « droit au travail » soit autre chose qu’un slogan, il faut qu’une entreprise soit astreinte à m’embaucher. En d’autres termes, le « droit de… » est la simple levée d’une interdiction, le « droit à… » est la contrepartie d’une obligation. Cette obligation peut résulter d’un contrat volontaire, mais si elle est imposée par l’État, elle est liberticide. La puissance publique ne doit pas se mettre au service de certains citoyens pour contraindre d’autres.
Elle le fait pourtant. Elle se justifie en prétendant que la liberté formelle n’a pas de sens. Il faudrait aux citoyens la «liberté concrète ». Par exemple, le droit de se déplacer à l’étranger, formellement reconnu à la plupart des Occidentaux, fait sourire jaune le paysan tenu de traire ses vaches matin et soir, ou le manœuvre qui consacrerait un mois de salaire à passer deux jours en Suisse. Le rôle du gouvernement serait donc d’assurer aux plus démunis les moyens matériels de jouir de leurs droits. Mais si j’ai besoin de travail et que je réclame une loi qui m’en procurerait, ce que je veux vraiment, c’est que l’État désigne un employeur à qui échoirait, le malheureux, l’obligation de m’embaucher. Sinon je n’obtiendrai qu’un vœu pieux. Ma conception de la liberté concrète viole donc un principe absolu de la liberté tout court, qui veut qu’elle s’arrête là où commence celle des autres. Vouloir être « libre concrètement », dans ce sens, c’est aspirer à exercer un pouvoir qui porte atteinte aux droits des autres.
Seules les libertés « formelles » peuvent être reconnues également à tous les citoyens. Pas les libertés « concrètes ». Le gouvernement peut proclamer : n’importe qui est libre de produire un film. Il ne peut pas accorder à tout le monde les moyens techniques et financiers de le réaliser. Si le gouvernement ne peut pas aider tout le monde, plutôt que de privilégier quelques-uns (naturellement, ceux qui sont politiquement puissants), il ne doit aider personne. Les libertés « concrètes » ne pourraient être goûtées que par les habitants d’une planète où les ressources excéderaient les désirs. Comme les humains sur la Terre ne sont pas dans cette situation, c’est à l’État d’assurer à chacun également les droits d’agir et c’est aux gens de créer les moyens.
L’État-providence part du postulat qu’il lui incombe de satisfaire tous les « besoins » des hommes. Mais ceux qui bénéficient de ses largesses n’auraient envers la collectivité aucune obligation. Au plan économique, la proposition est insoutenable, l’État-providence est en banqueroute. En plus, je crois qu’elle est irrecevable moralement. Car la relation entre État et citoyens est tissée de droits et d’obligations réciproques. L’État nous garantit certaines sécurités ; en contrepartie, nous obéissons à ses lois, payons nos impôts, etc. La société politique se vit dans cet échange. À l’inverse, dans l’univers social démocrate, il ne se noue aucune relation. Tout y coule à sens unique. Le citoyen disparaît, réduit à la notion de mineur incapable.
Dans une relation adulte, chacun prend et donne tour à tour. Ce n’est pas ainsi que fonctionne notre système puisque nous affirmons à un grand nombre d’individus qu’ils ont le droit de toujours exiger plus et qu’il ne leur sera jamais rien demandé en retour. On attend d’enfants et pas de citoyens qu’ils soient dans cette situation de tutelle. Or cette infantilisation cache un réel danger, celui d’une emprise de l’État qui ne serait plus le fait de sa milice et de ses sbires, mais du sentiment de dépendance et d’irresponsabilité qu’il instille patiemment à ses administrés.
« Sans moi, nous souffle-t-il, vous vous égareriez dans la jungle économique et cruelle ; moi seul sais vous protéger et pourvoir à vos besoins ». La résistance à la sujétion, parfois les armes à la main, est un legs de notre histoire. Mais ici, qui parle d’oppression ? Le discours de nos maîtres est tout empreint de bienveillance. Nous les avons élus constitutionnellement. Ils nous promettent une société douce et ne demandent en échange – à mots couverts – qu’un peu de soumission. Nos sociétés ne sont pas prémunies contre un mal insidieux et qui en appelle précisément à leurs désirs inavoués. Car entre la liberté et l’étable, bien qu’ils se vantent du contraire, les hommes rarement choisissent la vie au large. Nos démocraties modernes sont viciées au plus profond d’elles-mêmes, car elles nous permettent de refuser le cadeau de la liberté qui nous est dû.
Q. – Et pourquoi cela ?
R. – Dans une démocratie, le parti politique qui veut se maintenir au pouvoir doit calmer les revendications. Celui qui brigue l’élection doit acheter des voix. Comment ? En offrant, ou en promettant d’offrir aux` électeurs toutes sortes de services. S’il n’y avait pas de concurrence entre les partis, 51 % de la population vivrait aux crochets des 49 % restants. Mais ceux qui sont dans l’opposition n’entendent pas y rester. Pour accéder au pouvoir, il leur suffit de détacher quelques pour cents des voix du bloc majoritaire. Ce n’est pas difficile si l’on peut faire miroiter à ce petit nombre des avantages substantiels. Il faudra bien payer ces avantages, mais la charge sera éparpillée sur l’ensemble de la population, surtout celle de l’autre camp. Les contribuables, nombreux et inorganisés, présenteront d’autant moins de résistance que chacun, dans son coin, espérera bien bénéficier de la prochaine tournée.
Ainsi, entre les riches et les pauvres, se structure une classe médiane qui organise à son profit la redistribution des revenus. C’est de son vote que dépend l’orientation des coalitions gagnantes. Si les pauvres veulent obtenir des transferts sociaux en leur faveur, il faut qu’ils s’attirent la bienveillance des classes moyennes. Si à l’inverse les classes les plus riches veulent éviter que ces transferts ne soient confiscatoires, il leur faut aussi acheter la complicité de cette population médiane. Tu as peut-être oublié, dans cette froide arithmétique électorale, que nous parlions de solidarité et de « justice sociale ». Nous y revenons. Car c’est au nom des déshérités, bien sûr, que s’opèrent les transferts sociaux. Mais les « plus pauvres », par définition, ne représentent jamais que, disons, 10 %-15 % de la population électorale, pas assez pour gouverner. Une alliance avec une partie de la classe moyenne leur est indispensable. Majoritaire, cette alliance pourra gaillardement taxer la minorité. Seulement, pour que disparaisse la pauvreté, les plus démunis devraient recevoir en moyenne plus que les autres membres de la coalition. Il n’en est rien évidemment, le sens de l’altruisme n’est pas nécessairement plus répandu dans les classes petites-bourgeoises qu’ailleurs (il faut voir comment elles se cramponnent aux « avantages acquis »). Si bien qu’après trente ans de redistribution, les riches sont toujours plus imposés, mais les pauvres sont toujours aussi pauvres. Entre les deux, s’est insérée une large classe de cadres, d’agriculteurs, de fonctionnaires, de techniciens, qui a capté à son plus grand profit l’effort de « solidarité ».
[….]
La tentation est irrésistible pour les politiciens d’un régime démocratique de mettre au service de leur clientèle les pouvoirs du gouvernement. De leur côté, les électeurs, pourvu qu’ils soient bien organisés, ont vite mesuré le chantage qu’ils pouvaient exercer sur des hommes ambitieux en mal d’élection. À l’État-arbitre succède l’État-enjeu. Je caricature à peine en suggérant qu’il est plus rentable pour un viticulteur de faire pression sur son ministre en barrant l’autoroute des vacances que de vendanger. Chacun se bat, non plus pour accroître la production totale de richesses, mais pour capter le fruit du travail d’autrui que l’État collecte et redistribue.
Dans une économie libre, nous ne pouvons prospérer que par la coopération, la vente et l’achat volontaire de biens et de services. L’économie administrée confère une prime à une activité totalement improductive pour la collectivité et même destructrice : la pression sur les décisions du gouvernement. L’interventionnisme des hommes de l’État oppose les citoyens entre eux : la manne publique sort des poches privées et elles ne sont pas insondables, les « droits » accordés aux uns le sont nécessairement au détriment des autres. « L’État, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde » écrivait Frédéric Bastiat en 1830 déjà. Comme toutes les fictions, celle de l’État-providence connaîtra une fin. Les services de l’État ne peuvent être étirés à l’infini et le jour viendra où le pays ne pourra plus les payer. Mais quel gouvernement se soucie du long terme quand il risque de ne pas être réélu demain ?
À notre comédie de la « justice sociale », il manque encore quelques rôles. Ce sont les professionnels de la solidarité. Ceux qui sont salariés par l’État pour fournir des prestations sociales n’ont pas le dévouement pour unique motivation. Enseignants, personnel hospitalier, travailleurs sociaux.., ne sont pas en retard d’une grève sur leurs collègues, employés du privé, pour défendre leurs avantages. D’être fonctionnaire, on n’en est pas moins homme. Les vertueux défenseurs du service public attendent, intéressés, chaque nouvelle enchère dans l’âpre marchandage entre politiciens et assistés pour se retrouver un peu plus nombreux, un peu plus payés et un peu mieux « défendus ».
Q. – Nous avons quand même besoin d’instituteurs et d’infirmières, tu ne crois pas ?
R. – Certainement. Mais avec tout le respect que je leur porte, ces professions, pas plus que celles de ministre, de député ou de syndicaliste, n’incarnent l’intérêt général. Ces gens n’oublient pas leur propre compte quand ils «défendent » la cause du public. Et, quoi qu’ils disent, ce qui est bon pour eux n’est pas forcément bon pour tout le monde. Quand bien même ils seraient parfois désintéressés, ils pourraient encore se tromper : le statut de fonctionnaire ne confère pas l’infaillibilité. Nous sommes trop souvent dupés. Lorsqu’une société privée veut diffuser des émissions de radio ou transporter des touristes en avion, on a tendance à supposer qu’elle nous exploite. Mais si des employés de l’État proposent ces mêmes services, ce n’est pas par dévouement pour le bien commun, malgré une illusion hypocritement entretenue. La SNCF, les Caisses d’Épargne, Air France…, ne sont pas gérées au profit d’actionnaires, c’est vrai, mais pas non plus avec l’intérêt du public en vue. L’exploiteur de telles entreprises est le personnel, aussi avide de gains qu’il retire sous forme d’avantages sociaux qu’un capitaliste qui les sortirait en dividendes.
De tant d’expériences, le public a tiré sa conclusion. Il ne prête pas plus de foi aux slogans de la « justice sociale » qu’à ceux qui vantent les lessives. Mais il ne peut pas confesser ouvertement son cynisme. Le jeu politique exige une tenue correcte et chacun n’y participe que drapé dans des mots. Celui de « justice sociale » est ample et recouvre chastement l’envie et le marchandage des biens d’autrui. Chacun sent que s’il se démasquait et réclamait un chèque à la collectivité, sans pudeur, sans l’invocation rituelle à la « justice sociale », il bouleverserait le mécanisme dont il espère profiter. Politiciens en campagne, syndicalistes et délégués de corporations en attente de nouveaux privilèges, la main dans la main, récitent des litanies dont le sens s’est enfui, mais dont l’usage, hélas, ne va pas sans dommage.
[…]
Opacifier le social, vanter les bénéfices d’une politique dont les coûts restent cachés, tromper les gens sur ce qu’ils paient, à qui ils donnent et de qui ils reçoivent, est la base même – et la faute première – de l’État-providence.
Nous la réparerons – est-ce encore possible ? – si nous distinguons formellement la société politique, celle que le citoyen construit avec son gouvernement, de la société civile, où les citoyens communiquent et échangent entre eux. Le gouvernement transgresse nuisiblement cette frontière chaque fois qu’il achète du politique (sa réélection) avec du social, comme le font les démagogies sociales-démocrates, ou chaque fois qu’il impose à la société une finalité, comme le pratiquent les socialismes.
C’est dans le silence du politique que le « social » prend sa véritable dimension. Le régime collectiviste ne rend pas ses administrés plus attentifs aux autres (au contraire, si l’État se mêle de tout, qu’il nous épargne donc la présence agaçante des pauvres !). Je donne à la solidarité sa chance seulement lorsqu’il appartient à moi, moi qui suis là, de soulager la détresse de cet homme, lorsque je me retrouve face à ma responsabilité parce que personne n’est payé pour intervenir à ma place.
Il faut cette séparation d’avec le social pour que la politique regagne la noblesse et l’intégrité qu’elle corrompt quand elle se fourvoie hors de son domaine. Il faut que la société civile soit transparente et autonome pour cesser d’être pornographique, pour que les hommes se rencontrent au risque de leur générosité et de leur indifférence, pour que leur justice soit fête.
Texte extrait de La Liberté, deux ou trois choses que je sais d’elle…
Editions de l’Institut Economique de Paris, 1986, ouvrage épuisé.
[i] Ce texte formait à l’origine un chapitre de mon livre La Liberté, deux ou trois choses que je sais d’elle, publié aux Editions de l’Institut Economique de Paris en 1986. L’ouvrage est épuisé. Je n’autoriserai pas de réimpression, car depuis ce premier ouvrage, je suis devenu réaliste. Je croyais en écrivant ce livre qu’un État minimum de type libéral était possible. Je m’aperçois aujourd’hui que cette vision est utopique, les hommes de l’État, quelque garde-fou constitutionnel qu’on leur impose, trouveront toujours une bonne raison pour étendre leur pouvoir. La seule position réaliste est de supprimer l’instrument de l’oppression, pas d’imaginer qu’on pourrait le limiter. Cependant, j’ai la faiblesse de croire que certains passages de ce livre ont encore un intérêt aujourd’hui, et je les fais circuler sous forme de tirés à part, photocopiés ou d’affichés sur la toile (voir en particulier www.liberalia.com).
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