André Dorais
La crise économique de 1873 a longtemps été qualifiée de «Grande Dépression», notamment en Europe. Aujourd’hui, non seulement on a laissé ce titre à celle des années 1930, mais on tend de plus en plus à mettre de côté l’idée qu’il s’agissait d’une dépression, ou d’une récession pour utiliser l’expression contemporaine. Pourquoi tant d’ambivalence? Est-ce parce que les critères d’évaluation ont à ce point changé ou parce que certains événements demeurent incompris?
En utilisant les critères d’aujourd’hui pour déterminer s’il y avait récession entre les années 1873 et 1896, période généralement utilisée pour évoquer la dépression, on devrait conclure par la négative. Pas une seule année de cette période n’a-t-on enregistré de production nationale négative. La production nationale aux États-Unis entre les années 1869 et 1879 était de 6,8% par année (Friedman & Schwartz, 1963); tandis que le PNB du Royaume-Uni, de la France et de l’Allemagne était de plus de 16% pour chacune des décades couvrant cette période (encyclopédie StateMaster).
Les critères utilisés à l’époque pour déterminer s’il y avait récession ne se basaient pas de façon prédominante, comme c’est le cas aujourd’hui, sur la production nationale. Plusieurs économistes y voient une avancée scientifique, mais à l’instar des économistes de l’École autrichienne je considère qu’on n’évalue toujours pas les bons facteurs de croissance économique : liberté individuelle, respect de la propriété, etc. Toujours est-il que sur la base du PIB et de ses corollaires non seulement on ne peut pas conclure à une dépression entre 1873 et 1896 en Europe, ou entre 1873 et 1879 aux États-Unis, mais on en est très loin. Alors quels ont été les facteurs qui ont pu faire croire à une dépression? Et pourquoi cela a-t-il de l’importance aujourd’hui?
Plusieurs événements spectaculaires sont survenus d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, mais on se contentera d’en rappeler deux : la démonétisation de l’argent métallique au profit de l’or, en février 1873 aux États-Unis, peut être considérée comme l’élément déclencheur qui a conduit à l’effondrement des bourses mondiales quelques mois plus tard. Plusieurs banques déclarent faillites et puisque celles-ci avaient beaucoup investies dans l’immobilier, en Europe, et les chemins de fer, aux États-Unis, suivant les incitatifs gouvernementaux, tout ce qui gravite autour de ces industries pique du nez. Cela explique le chambardement, mais un chambardement n’est pas une dépression.
Il y avait un autre facteur spectaculaire qui a contribué, à tort et uniquement dans certains milieux, au sentiment de dépression : une baisse générale des prix dans un contexte de croissance monétaire. À tort, car c’est grâce à cette baisse que la production a pu être aussi forte qu’indiquée; elle est au centre de l’avancée économique de l’Europe et de l’Amérique. Malheureusement, cette baisse générale des prix était vue par les syndicats et plusieurs dirigeants, aussi bien gouvernementaux qu’industriels, comme un ennemi à combattre. Cela demeure vrai aujourd’hui.
Une baisse générale des prix n’est pas un synonyme de dépression
Les syndicats et plusieurs dirigeants d’entreprises combattent la baisse générale des prix pour une raison fort simple : ne pas avoir à s’adapter au monde qui change autour d’eux. Ils apprécient les prix plus bas, mais ne sont pas toujours prêts eux-mêmes à contribuer à cet effort. Il leur est plus facile de demander l’aide des gouvernements, qui passent des lois les favorisant d’une manière ou d’une autre au détriment du reste de la population. Le prix à payer pour cet appui gouvernemental se traduit en libertés réduites, frein à l’innovation, la production et la richesse.
Il est utile de rappeler qu’une baisse moins importante des salaires qu’une baisse générale des prix constitue en réalité une augmentation nette des salaires. Une baisse des salaires ne conduit donc pas nécessairement à une perte du pouvoir d’achat. Imaginez maintenant qu’il n’y ait pas d’aide sociale, ni de salaire minimum. Dans ce monde, qui correspond en partie à 1873, tous ceux qui désirent travailler contre rémunération non seulement le peuvent, mais y sont incités. Ce n’est qu’une question de prix et conséquemment de salaire. La production augmente et les charges sociales diminuent. Les prix des produits diminuent davantage que les salaires. Plutôt que de vivre dans le cercle vicieux de la dépendance au gouvernement, comme c'est trop souvent le cas aujourd’hui, on tend de plus en plus vers l’autonomie. Tout le monde y gagne. Seules certaines lois, bien intentionnées mais malavisées, bloquent ce processus.
Une limite à la réduction des prix et des salaires constitue un frein à la croissance économique. Il existe plusieurs façons de s’y prendre sans avoir à agir directement sur eux. On peut limiter la réduction des prix en exigeant que les entreprises utilisent du matériel particulier, en établissant des quotas ou des barrières tarifaires, en exigeant que les travailleurs soient affiliés à un groupe plutôt qu’à un autre, en exigeant une main-d’œuvre locale, etc. Lorsqu’un gouvernement limite la réduction des prix, il consolide les «grosses» entreprises au détriment de celles qui cherchent à se tailler une place auprès des consommateurs. De même, lorsque les gouvernements limitent la réduction des salaires, ils empêchent certains candidats de se faire valoir ou d’acquérir une expérience pertinente. Faute de ne pouvoir profiter d’une augmentation de la concurrence, les consommateurs sont privés de ressources qu’ils auraient pu utiliser à d’autres fins.
Moins il y a d’intervention gouvernementale, plus les prix des biens économiques tendent à baisser. Les consommateurs, c’est-à-dire tout le monde, s’en trouvent plus riche. Aujourd’hui, il n’y a pratiquement que dans le secteur des nouvelles technologies où l’on constate une baisse des prix. À l’inverse, on retrouve les plus grandes hausses des prix dans les secteurs fortement nationalisés : justice, santé, éducation, etc.
Dans un monde dynamique il y aura toujours des ajustements à effectuer et des décisions pénibles à prendre. Des produits et des services disparaissent au profit de d’autres, ce qui entraîne des mouvements de personnel, changement de carrière, etc. Ce n’est pas toujours agréable de vivre ces changements, mais ceux-ci sont dans l’intérêt de tous, y compris ceux qui en sont directement affectés. Ou bien on les accepte et on passe à autre chose, ou bien on les refuse et on stagne. Les gouvernements nous permettent de stagner, car c’est surtout grâce à leur aide qu’un refus se traduit en pratique.
Évidemment, les gouvernements ne présentent pas leur aide comme une source de stagnation, mais plutôt comme une source de solidarité, de compassion, d’intérêt public, de bien commun, etc. Plusieurs individus finissent par y croire. Il s’agit d’une illusion réconfortante. Non seulement les gouvernements permettent aux uns et aux autres d’éviter d’avoir à réduire leurs prix et leurs salaires de façon ponctuelle, mais ils mettent en place des mécanismes et des institutions pour éviter systématiquement ces réductions.
Au début du 20e siècle on assiste à la nationalisation de la monnaie, c’est-à-dire au contrôle absolu de la monnaie par les gouvernements centraux dans le but théorique de stabiliser les prix. La pratique cherche plutôt à ne pas les faire reculer. Malgré ce contrôle absolu, total, de la création monétaire, les gouvernements du monde entier accusent tout le monde sauf eux-mêmes des cycles économiques et des hausses et des baisses vertigineuses des prix qui les accompagnent.
Ils parlent de réforme du système financier, mais en excluant d’entrée de jeu leur contrôle de la monnaie. Pire, à chaque crise ils trouvent l’occasion de l’étendre. Pour eux, une réforme n’a qu’une direction et les coupables se trouvent toujours ailleurs que dans leur cour. Ils sont juges et parties. Ils sont incapables d’envisager que leurs rôles, et plus généralement celui de l’État, pourraient être réduits, voire abolis, pour le mieux être de tous.
Ils veillent à leur propre intérêt avant celui de la population qu’ils disent représenter. Dans ces circonstances, ils saisissent la moindre occasion pour se faire voir et entendre sous le prétexte d’agir dans l’intérêt public. Stopper la baisse des prix qui a prévalue de 1873 à 1896 était l’une de ces occasions. Les politiciens ont combattu en vain ce qui pourtant n’apportait que des avantages aux consommateurs. Pour ne pas avoir à revivre cette période de prospérité, qui était vue comme une dépression, ils ont fini par mettre en place des monopoles sur la monnaie de part et d’autre de l’Atlantique. La «déflation», ou plus précisément la baisse générale des prix, n’est plus maintenant que de l’histoire ancienne. Les politiciens l’ont vaincue. Elle était associée de trop près à la dépression, la Grande Dépression de 1873… Après on se demande pourquoi les cycles économiques tendent à se répéter!
Les politiciens se disent sûr d’eux, de sorte qu’il n’y a pas de négociation possible. Ils étendent leur contrôle des services, augmentent les salaires et l’assurance emploi, sauvent les entreprises, empruntent et «impriment» des billets comme jamais, bref ils font tout pour augmenter les prix, soit tout ce qu’il ne faut pas faire pour repartir sur une base solide. Ils rejettent l’idée même d’une baisse générale des prix, car cela remettrait en cause leurs monopoles des services, celui de la monnaie en tête de liste.
La principale leçon à tirer de la crise de 1873 est de reconnaître qu’une baisse générale des prix et des salaires n’a rien d’épouvantable, bien au contraire. Elle permet de déterminer si les produits et les services sont offerts efficacement; elle permet d’aller de l’avant, de s’adapter au monde qui nous entoure et de s’enrichir honnêtement au détriment de personne. Lorsque les gouvernements n’empêchent pas la baisse générale des prix, tout le monde y gagne. En ce sens, revenir à 1873 ne constitue pas un retour en arrière, mais la meilleure façon d’aller de l’avant.
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