C’est grâce à l’audace et au courage de quelques individus que la collectivité peut se relever et continuer d’avancer. Et c’est peut-être ce qui rend si essentielle la notion de liberté individuelle.
Depuis plusieurs décennies, recherches scientifiques et essais intellectuels convergent graduellement vers la description d’un monde qui s’auto-organise spontanément. Cela vaut évidemment pour les systèmes physiques ou biologiques, mais aussi pour les sociétés humaines.
Dans ce contexte, quelle peut être la place du libre arbitre et de l’initiative individuelle ? Et quid des crises qui font régulièrement voler en éclats le fragile ordre établi ?
Il peut nous arriver de penser qu’une collectivité n’est que la somme des individus qui la composent, un joyeux bazar fait de particules élémentaires qui pensent et agissent indépendamment les unes des autres. Après tout, le choix des vêtements que vous allez porter ne semble a priori pas influencé par celui de votre voisin.
Et pourtant, le publicitaire américain Edward Bernays expliquait il y a déjà longtemps qu’il n’en est rien. Dans son plus célèbre ouvrage intitulé Propaganda, il montrait à quel point nos opinions, nos émotions et nos habitudes de vie sont profondément interconnectées les unes aux autres. En d’autres termes, du désordre de nos actions et réflexions personnelles naît une forme d’opinion de masse qui en retour influence individuellement nos décisions.
Plus loin dans son ouvrage, Bernays détaille comment certaines personnes peuvent même parvenir à influencer la masse à des fins politiques, économiques, sociales, religieuses ou autre, affirmant :
Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays.
DES CONTES DE FÉES AUX LOIS HUMAINES
Cet ordre métaphysique qui naît spontanément du chaos, c’est le ciment des sociétés humaines selon Yuval Noah Harari. Dans son grand ouvrage Sapiens, l’historien israélien a synthétisé un grand nombre d’années de recherche en anthropologie afin d’expliquer ce qui différencie fondamentalement l’Homme de n’importe quelle autre espèce animale. Et derrière cette différence clé se cache un concept au nom barbare : l’intersubjectivité.
Pour comprendre l’intersubjectivité, il convient de penser à cette faculté qu’ont les humains d’élaborer et de partager entre eux des récits (en anglais on parle de narratives). Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est là la base de toute société civilisée. Se raconter des histoires serait ni plus ni moins ce qui permet de faire cohabiter en communauté des millions voire des milliards d’individus vivant parfois à des milliers de kilomètres les uns des autres.
Selon Harari et d’autres chercheurs, le monde social que nous connaissons repose intégralement sur les concepts intersubjectifs que sont les religions, l’idéologie, la politique ou encore les lois. En effet, par le biais de la mémétique, les idées ont la capacité de se répandre rapidement à l’échelle d’une région, d’un pays ou d’un continent, et finissent par s’imposer à tous comme de véritables lois de la nature.
HOMO ŒCONOMICUS ET L’ORDRE SUPRASENSIBLE
L’économie constitue un matériau de choix pour comprendre ces concepts, les mécanismes à l’œuvre au niveau psychologique étant relativement identiques.
Déjà dans Propaganda, Bernays écrivait à propos de quelqu’un qui voudrait investir dans des actions :
Alors qu’il s’imagine sûrement que seul son jugement personnel intervient dans cette décision, en réalité ce jugement est un mélange d’impressions gravées en lui par des influences extérieures qui contrôlent ses pensées à son insu.
Il va de soi que cette idée de structures narratives liant les investisseurs les uns aux autres trouve tout son sens sur les marchés financiers.
Inspiré par les travaux de l’économiste et prix Nobel américain Robert Shiller, j’ai récemment écrit plusieurs articles dans le Journal of Interdisciplinary Economics qui visent à expliquer la genèse de ce phénomène et son rôle dans la formation des prix des actifs, qu’ils soient financiers ou immobiliers. C’est notamment grâce à cette grille de lecture que l’on peut comprendre la dynamique des fameuses bulles spéculatives.
Ce qui vaut pour le domaine de l’investissement vaut aussi le reste de l’économie. Après tout, la valeur de la monnaie est souvent supposée découler de la confiance qu’ont les agents dans l’entité qui a émis les pièces et billets en circulation. Tout ne serait que croyance en quelque sorte.
Mais est-ce toujours pour le meilleur ?
UN POUR TOUS, TOUS POUR UN ?
On associe souvent au libéralisme l’idée selon laquelle « le marché a toujours raison ». C’est d’ailleurs le message sous-jacent de l’hypothèse d’efficience des marchés qui domine intellectuellement la majeure partie de l’industrie financière depuis le siècle dernier. D’un point de vue décisionnel, la forme d’intelligence collective qui émerge spontanément du désordre serait toujours meilleure que n’importe lequel d’entre nous pris individuellement.
Cependant, même si l’on adhère à l’idée que le marché est le seul mécanisme à travers lequel l’initiative individuelle peut véritablement s’épanouir et se transmettre au reste de la société, sa prétendue supériorité d’un point de vue décisionnel ne résiste pas longtemps à un examen plus approfondi.
Et après tout, le prix d’une action reflète essentiellement le niveau auquel l’acheteur et le vendeur sont d’accord pour exprimer leur désaccord.
D’une part, il existe un paradoxe intellectuel très difficile à résoudre pour les tenants de la théorie de la suprématie des masses. En effet, l’opinion collective se forge à partir d’opinions individuelles qui sont elles-mêmes le fruit de la réflexion et du travail de chacun. Mais si l’individu ne peut jamais faire mieux que la vox populi, alors quel l’intérêt a-t-il à continuer de penser par lui-même ?
D’autre part, l’histoire nous a suffisamment montré à quel point l’aveuglement collectif et l’esprit moutonnier pouvaient mener à des désastres, tant dans le domaine boursier que politique.
Enfin, qu’elle soit bonne ou mauvaise, cette forme d’ordre métaphysique qui émerge au sein de la collectivité finit tôt ou tard par éclater en morceaux, et ramener le système à l’état de chaos.
LA MÉCANIQUE DES AVALANCHES
Le physicien danois Per Bak parlait d’ailleurs « d’équilibre instable » pour décrire notre monde, à savoir un semblant de calme sans cesse ponctué de crises aussi foudroyantes qu’imprévisibles.
Pire, l’amplitude de ces accidents ou catastrophes peut dépasser de loin ce que les modèles statistiques utilisés au quotidien ont en mémoire. Quand l’ensemble du système fonctionne de concert, quand chacun a un comportement très corrélé à celui des autres, alors une onde de choc peut se propager à grande vitesse et à grande échelle.
Le plus incroyable est que ce que Bak décrit vaut autant pour les activités humaines que pour l’évolution des espèces animales, pour la sismologie, et pour toute une variété de phénomènes liés par ce que ce scientifique trop tôt disparu a baptisé « l’auto-organisation critique » (je recommande l’excellente vidéo de David Louapre à ce sujet).
Le chaos serait donc là, tout autour de nous, tapi dans l’ombre, prêt à surgir de nulle part et faire basculer de manière irréversible l’ordre d’un monde que nous pensions immuable. Sous la forme d’un krach boursier, d’un 11 septembre, ou encore d’une soudaine pandémie mondiale, cette main invisible qui soutenait si fermement les individus est susceptible de disparaître à tout moment, laissant place au vide et à l’incertitude.
En définitive, malgré cette intersubjectivité qui nous permet d’être au sommet de la pyramide alimentaire terrestre, tout ce que nous faisons et tout ce que nous vivons collectivement semblent obéir à des lois qui manifestement nous dépassent. Dans un monde où le biais d’anthropocentrisme reste omniprésent, tout cela a de quoi donner le tournis sur le plan philosophique.
TROUVER L’ÉQUILIBRE ENTRE LE YIN ET LE YANG ?
On pourrait continuer d’affirmer que le groupe « a raison », ne serait-ce que la majeure partie du temps, et que mieux vaut suivre la tendance que de pisser contre le vent. Néanmoins, il arrive que la masse d’individus soit totalement prise à revers – ce qui à l’échelle d’une vie se produit bien plus fréquemment qu’anticipé – ravageant au passage celles et ceux qui auront été pris au piège de la croyance collective. Si l’ordre peut sembler préférable au chaos, un déséquilibre qui se crée à force d’excès de confort et de sécurité, peut contribuer à fragiliser le système et à le rendre vulnérable au moindre petit grain de sable.
Cette idée a été développée par le psychologue clinicien et intellectuel canadien Jordan Peterson dans son livre à succès 12 règles pour une vie. Selon lui, ce qui donne du sens à la vie, c’est justement d’accepter de naviguer entre l’ordre et le chaos.
Ainsi, vivre ne doit pas se résumer à rester barricadé au sein d’une forteresse, bercé par le ronron de l’air conditionné. Au contraire, Peterson soutient que l’individu doit chercher à s’exposer à l’incertain, et à cultiver en quelques sortes des formes « d’anti-fragilité » pour reprendre l’expression de Nassim Nicholas Taleb.
C’est justement ce besoin de vie et de liberté qui pousse à chaque instant des millions de personnes à prendre des risques, à se lancer dans une aventure, à explorer, à innover. Un instinct primaire – une sorte de syndrome de la Reine Rouge – qui permet à notre espèce de ne pas végéter dans un état d’immobilisme mortel.
En d’autres termes, c’est grâce à l’audace et au courage de quelques-uns que la collectivité peut se relever et continuer d’avancer. Et c’est peut-être ça au fond qui rend si essentielle la notion de liberté individuelle.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire