Dans cette œuvre de réhabilitation de la responsabilité individuelle, l’auteur devait donc d’abord combattre ceux qui nient la liberté avant de s’opposer à ceux qui font disparaître la responsabilité individuelle derrière une soi-disant responsabilité collective. L’idée est désormais en effet répandue que les actes de l’individu lui sont dictés « par son histoire individuelle, sa petite enfance ou l’image de maman » (p.21). Il prévaut une forme de déterminisme sociologique qui rejette la faute sur la société, « les individus étant exclusivement produits par des ‘champs sociaux structurants’ et ‘agis’ par des forces sociales occultes manipulatrices » (p. 22). Curieusement d’ailleurs, la doxa ambiante attribue donc toutes les fautes de l’individu à d’autres que lui-même, et notamment au libéralisme qui l’a angoissé et aliéné, en même temps qu’elle exige de tous une responsabilité du monde entier ainsi que le caractérise le slogan qui demande à chacun de faire sans cesse des « gestes pour la planète » dans, notait Paul Ricœur, une autodestructrice « extension illimitée de la portée de la responsabilité » ou « d’une inflation d’une responsabilité infinie » (p.24).
La responsabilité collective n’est jamais qu’un leurre. « La responsabilité de tout le monde n’est la responsabilité de personne » (p.48). On glisse facilement du « ‘nous sommes tous responsables’ à un ‘nous sommes tous non responsables’ » (p. 51). Curieusement, même Hannah Arendt, traumatisée sans doute par le drame juif et la façon dont l’Allemagne avait adhéré au nazisme, admettait une sorte de responsabilité collective comme membre d’une communauté, comme citoyen, pour considérer que seule la culpabilité devait néanmoins rester individuelle, acceptant ainsi qu’on puisse être responsable collectivement sans être coupable personnellement ! Ce qui n’est pas très compatible au demeurant avec la position de la philosophe qui soulignait la responsabilité des juifs eux-mêmes dans l’holocauste lors du procès Eichmann.
Aujourd’hui, la responsabilité individuelle est remise en cause notamment par des neuro-scientistes qui pensent que tout ce que fait l’homme est déterminé par des processus neurologiques que nous ne contrôlons pas. La question du déterminisme n’est pas nouvelle bien sûr : la plupart des traditions musulmanes, hors celle des Mutazilites, comme le protestantisme, même si Alain Laurent n’en parle guère, adhèrent à l’idée de prédestination qui remet le destin de chacun dans les mains de Dieu. Les neuro-scientistes livrent l’avenir de l’homme au hasard des particules et des interactions neuronales. Ils démontrent que l’activation d’aires neuronales précède l’action pour prétendre à la causalité là où il n’y a en l’état que corrélation. Ces scientifiques en arrivent ainsi à la conclusion que « le libre arbitre est une illusion » (p.59), ce qui implique que la responsabilité l’est aussi. Alain Laurent fait heureusement référence à de nombreux spécialistes des neurosciences qui ont une autre vision, par exemple Antonio Damasio qui note que « le degré de responsabilité que nous avons de nos actions n’est pas nécessairement diminué par le fait que certaines sont exécutées de façon non consciente » (p.63).
Le libre arbitre a d’anciennes racines dans la pensée philosophique depuis Aristote et Descartes, comme dans les débats excessivement nombreux des pères de l’Église qui d’Irénée à Saint Augustin (sauf dans ses deux derniers ouvrages) ont insisté sur l’importance du libre arbitre pour fonder la responsabilité du péché et du salut. Alain Laurent ne mentionne pas ces derniers mais y fait référence indirectement en saluant Kierkegaard qui a tant insisté sur l’immense responsabilité de l’homme face à Dieu. Il se rattache plus volontiers à la pensée moderne de Kant qui a contribué de manière décisive « à la maturation philosophique d’une éthique de la responsabilité individuelle… dans l’idée séminale d’une ‘causalité par liberté’ » (p.31). Pour Kant, la volonté est une sorte de causalité des êtres vivants, en tant qu’ils sont raisonnables, et la liberté serait la propriété de cette causalité dont la liberté est une propriété « dans la mesure où elle peut produire une action indépendamment des causes étrangères qui la déterminent » (p. 31). Cette loi de la causalité par liberté est elle-même « subordonnée au respect du bien connu, ‘impératif catégorique’ dans l’ordre éthique », ce qui permet de relier sans doute Kant à Aristote et Descartes pour lesquels la liberté ne pouvait s’épanouir qu’à la recherche de la vérité, c’est-à-dire du bien. Pour Descartes, le libre arbitre était en lui-même un bien, quelle que soit la justesse des choix, comme témoignage de notre humanité ainsi qu’il l’exprime dans sa lettre à Mesland du 9 février 1645[1]. Alain Laurent cite encore de très nombreux auteurs modernes qui ont posé les fondements de la liberté et de la responsabilité, de Proudhon à Popper en passant par Bastiat, Michel Chevalier, Frédéric Passy, Charles Monnard, Wilhelm Röpke, Isaiah Berlin, Hayek et d’autres, jusqu’à Vladimir Jankélévitch qui propose l’approche en profondeur « d’une responsabilité morale d’un individu irremplaçable ». Celui-ci « endosse ou assume à l’avance le mystère d’un fardeau qui lui incombe personnellement » (pp. 41- 42) disait Jankélévitch lui-même dont la double vie d’espion soviétique ne semble pas avoir altéré la sagacité philosophique, confirmant peut-être ainsi son génie.
La pensée contemporaine a, à son tour, réactualisé la thèse kantienne d’une « causalité par la liberté » nous dit Alain Laurent, notamment en Amérique et en France. Parmi beaucoup d’autres, le biologiste et prix Nobel de médecine, John C. Eccles, par exemple, a fait valoir que la pensée gouverne, d’une certaine manière du moins, les activités neuronales. De nombreux neurobiologistes considèrent désormais que l’homme est évidemment auteur de ses actes et doit en assumer la responsabilité. De nombreux philosophes libertariens du free will ont également exprimé leur conviction qu’il existe une autonomie de la volonté humaine et de son pouvoir d’autodétermination d’une part et que « le moi n’est pas le cerveau » (p. 76) d’autre part. Il faut encore citer Karl Popper qui a relégué « au rang d’affabulation l’idée neuroscientiste du « fantôme dans la machine » » (p. 79).
Mais le plus important, le plus contributif dans l’ouvrage d’Alain Laurent est dans sa réflexion sur le lien entre responsabilité et morale. Il recense de manière synthétique autant qu’intelligente les positions des uns et des autres sur la liberté et la responsabilité pour faire ressortir la force et la cohérence des raisonnements qui plaident pour un libre arbitre responsable à l’encontre de ceux qui s’abandonnent à un déterminisme, quel qu’il soit. Mais la « causalité par la liberté » n’induit aucune considération de nature morale. Or, Alain Laurent montre que « c’est justement la prise en compte de ces considérations dans une délibération subjective dont la finalité est une prise de décision qui confère toute sa plénitude à la responsabilité individuelle » (p.87). La responsabilité suppose la liberté, mais « sans la responsabilité morale, la responsabilité causale est aveugle, privée qu’elle est de tout principe déontologique régulateur lui indiquant ou prescrivant le juste choix » (p. 88). Alain Laurent puise à nouveau à la pensée de Kant pour fonder la responsabilité morale dans la reconnaissance des autres et le respect de leurs libertés, selon l’impératif kantien imposant à chacun le précepte suivant : agis en traitant « l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, jamais simplement comme un moyen » (Fondement pour la métaphysique des mœurs). Chaque individu devient ainsi comptable de ses actes, obligé d’en assumer les conséquences. La responsabilité individuelle se meut en responsabilité personnelle en ce sens qu’elle « permet à l’individu de devenir en même temps une personne pour autant que comme Kant le stipulait, une personne est ce sujet dont les actions sont susceptibles d’imputation » (p.96). Le libéralisme fondé sur la liberté et la responsabilité individuelles apparaît ainsi comme une doctrine et une règle de vie profondément éthiques. Au-delà de la réflexion d’Alain Laurent, la question peut néanmoins être posée de savoir si en sacralisant la raison et l’autonomie humaine en remplacement du lien de l’homme au divin, Kant n’a pas précipité l’humanité dans ces territoires sans espérance et sans repère où elle se débat sans fin désormais. Vaste débat !
[1] « En effet, il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là notre libre arbitre ».
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