Interview
de Christophe Jacobs, initiateur et réalisateur du projet de traduction de
Garet Garrett, publié par l’Institut Coppet en 2015.
Un petit mot sur Christophe Jacobs
Christophe Jacobs est né en 1967. Il vit en France, a obtenu
une éducation bilingue français-allemand et exerce une profession
d’entrepreneur indépendant. Après des études en Belgique, il a pu acquérir des
notions d’économie de marché et une pratique de la langue anglaise au contact
entre autres, avec le milieu de la finance.
Christophe Jacobs, s’intéresse aux témoignages historiques
qui documentent les défauts de remboursement des emprunts publics ; leurs
implications dans les relations internationales et dans la politique intérieure
européenne. Grâce aux encouragements du professeur d’économie Guido Hülsmann et
avec l’Institut Coppet présidé par Damien Theillier comme éditeur, il a traduit
récemment un des témoignages les plus marquants parmi ceux-ci, traitant du
défaut général sur les dettes souveraines européennes après la Première Guerre
Mondiale : il s’agit des chroniques économiques éditoriales du magazine
littéraire américain Saturday Evening Post. Celles-ci furent publiées en 1932
aux États-Unis comme recueil sous le titre original de A Bubble that
Ruined the World par Garet Garrett, analyste économique et romancier
américain emblématique, dont aucune autre œuvre n’est disponible jusqu’à
présent en français.
Une
bulle qui ruina le monde est l’unique œuvre de cet auteur disponible
en français actuellement. Qui est Garrett ?
Christophe Jacobs : Garrett est un écrivain américain,
auteur entre autres de plusieurs romans passionnants. Grâce au style de ses
chroniques et de ses fictions, Garet Garrett avait su imposer son nom et le
respect tant auprès du grand public que des personnalités publiques américaines
les plus influentes de la politique au début du XXe siècle (Calvin Coolidge,
Bernard Baruch, Herbert Hoover, etc.) .
Il fut entre autres, membre du comité éditorial du New
York Times, puis directeur du Tribune, et durant vingt ans, principal rédacteur
économique du grand hebdomadaire Saturday Evening Post. En dépit des
guerres, et par opposition à toutes les manifestations de pouvoir impérial, il
consacra son œuvre à définir avec passion l’idéal philanthropique de la
république, mais pas toujours en accord avec les orientations du « Parti
Républicain », loin s’en faut. Il est mort en 1954.
Quelles sont les
différences de perception entre cette crise des dettes souveraines
internationales débutée en 1915 comme elles sont relatées par Garrett dans ce
livre deux ans après le grand crash de Wall Street, et ce que nous rapportent
les médias en 2015 sur la crise actuelle ?
À la lumière de cette republication des éditoriaux de
Garrett entre 1915 et 1932 il est impossible de ne pas faire le parallèle avec
le problème de la Grèce suivant de près l’effondrement de la bulle financière
en 2008, mais la perception dans le public est très différente
aujourd’hui car l’étalon-or a été déclaré officiellement
« inadapté » et entièrement supprimé comme référence mondiale
entretemps.
Du temps de Garrett ce mécanisme monétaire était encore
soutenu officiellement car il devait laisser une grande responsabilité
individuelle au citoyen quant au contrôle de son épargne.
Depuis lors, l’action assez opaque, fluctuante et arbitraire
d’agences gouvernementales monétaires s’est progressivement substituée au
contrôle individuel. Aujourd’hui, cette action des banques centrales n’est même
plus directement soumise aux lois et décrets parlementaires… La grande
différence, c’est donc l’état d’apathie croissante dans lequel nos concitoyens
prennent la nouvelle de l’effondrement de leur système bancaire de nos jours. À
l’époque, l’indignation était plus grande, surtout au sein des partis
conservateurs.
Comment le contrôle
individuel a-t-il pu disparaître ainsi ?
Une évolution s’est produite sous les assauts politiques
successifs (essentiellement entre 1913 et 1974), portés contre ce mécanisme
naturel de mesure. En fonction d’intérêts politiques divers et, faute d’en
comprendre les conséquences, cela s’est passé en l’absence relative de débats
démocratiques sur le fond… Garrett cite les témoignages de justification,
auxquels on avait contraint Wall Street devant le Congrès suite à la crise de
1929. On est frappé de lire combien ces nouveaux risques découlant de la
mondialisation du crédit souverain étaient à peine compris par les banquiers
eux-mêmes depuis le début.
Publiée dans un magazine à grand tirage, sa chronique –
outre le fait qu’elle soit un témoignage infalsifiable de cette confiance
historique populaire à l’époque dans la transparence des institutions
monétaires – fait preuve d’une lucidité étonnante préfigurant ce qui ressemble
à une grande dégringolade à partir de là : confiscation de l’or privé par
FDR, contrôle monétaire par tous les gouvernements militaires impliqués dans la
seconde guerre mondiale, création du rideau de fer à l’Est en réaction à une levée
du contrôle militaire en Allemagne après-guerre (la libéralisation de la D-Mark
en 1948), multiples dévaluations européennes dans les économies contrôlées
après-guerre, et plus tard même la suppression officielle de l’étalon-or
américain en 1974 par Nixon.
Y a-t-il des
différences pour le public de cette époque avec la perception individuelle – en
termes de responsabilité économique perceptibles ?
Oui, si on veut, le petit artisan qui gardait ses économies
dans un coffre à la banque, ou dans une boite de biscuits, faute de
s’intéresser au monde de la finance, ne risquait en principe pas d’être spolié.
L’étalon-or légal lui donnait cette liberté, cette transparence et cette
sécurité-là, de pouvoir retrouver son même capital en fin de carrière, ce qui
lui permettait éventuellement après 50 ans de labeur, de profiter paisiblement
de tout ce dont il s’était privé antérieurement, voire d’en faire profiter ceux
qu’il voulait protéger personnellement.
Ce mécanisme d’étalonnage par l’or vieux de 150 ans, se
greffait naturellement sur un confort de vie et un progrès technologique
croissant. En outre il favorisait par principe une gestion prudente des
ressources. Il profitait dans sa conception et sa transparence aux citoyens
sans distinction de race, d’éducation ou de statut social. Le pays qui s’y
tenait le plus strictement bénéficiait de la plus haute considération dans le
commerce international ce qui générait des profits de change supplémentaires.
Qu’est-ce qui a
changé depuis la publication initiale et qui relativiserait cette critique
de Garrett aux nouvelles institutions monétaires ayant entraîné entre autre le
Crash de 1929 ?
Il existe de grandes différences historiques avec la
période d’après-guerre : le désir d’expansion coloniale et l’esprit de pillage
qui l’accompagnait parfois, avait exacerbé les rivalités nationalistes jusqu’à
produire la plus horrible des guerres européennes en 1914. La mondialisation
des dettes a ranimé ce brasier mal éteint en Allemagne, 25 ans plus tard… a
bien des égards ceci n’est heureusement pas vraiment comparable avec ce que
nous vivons aujourd’hui en occident. Pour autant, la tentation de mener une
politique impériale est un penchant humain naturel qui a connu de nombreux
hauts et bas dans l’histoire.
Qu’est-ce qui rend
cette critique de Garrett éventuellement d’autant plus pertinente aujourd’hui ?
Tout en rivalisant de fait avec celui-ci, les agences
gouvernementales monétaires telles la Fed Reserve ont encore été instituées du
temps de l’étalon-or. Garrett a identifié cette rivalité et mis par écrit ses
craintes de voir la suppression du standard monétaire se répandre. Aujourd’hui
c’est chose faite.
Relativement, en dépit de tous les discours de
globalisation, le pouvoir géopolitique arbitraire des banques centrales est
donc bien plus vaste en ce moment. Cette influence centralisatrice locale a été
décuplée par l’abandon de toute possibilité de mesure objective et cohérente du
crédit dans le commerce international.
Même s’ils le veulent, les parlements ne peuvent plus
remettre en cause une décision, la pertinence des objectifs, le mode d’actions,
voire même, obliger ces agences monétaires modernes à divulguer publiquement
toutes leurs décisions économiques en détail. Ils ont signé les lois qui
restreignent même leur propre pouvoir de contrôle.
Une remise en cause parlementaire reste impossible sans
d’abord modifier les statuts d’indépendance garantis à la fondation de ces
agences monétaires par les générations précédentes. Voyez le sénateur
Républicain Rand Paul aux
USA qui poursuit dans la voie de son père et dénonce le pouvoir arbitraire de
la Réserve Fédérale1.
Il n’est pas impossible qu’il remporte un certain succès auprès des Américains
dont l’histoire économique est fondée différemment.
Mais dans le système monétaire européen, la chose est
devenue plus difficile : chaque nation doit d’abord convaincre des
parlementaires étrangers à son pays, afin de s’accorder avec eux sur des
objectifs fédéraux communs. Ces parlementaires représentent majoritairement des
populations disparates dont l’histoire et la langue leur sont très largement
inconnues. Pensez à l’intérêt commun qui lie politiciens grecs et allemands
pour ce qui est de mesurer la dette souveraine : il est nul a priori.
Qu’en est-il des
opposants ? Les critiques faites à l’étalon-or voire à toute forme de
contrôle des dettes souveraines (comme en comporte le traité de Maastricht)
ont-elles changé fondamentalement depuis cette époque ?
Non, on constate qu’elles sont restées les mêmes : les
économistes anglais commencèrent par annoncer que l’étalon ne
« marchait » pas. Qu’il était injuste ou antisocial vis-à-vis des
« faibles » (un peu comme on reprocherait à une règle millimétrée son
manque de compassion envers les petits). Ce mécanisme était prétendument
inutile car il ne permettait pas d’éviter les bulles et les crises de crédit.
On pense au renard de La Fontaine, lequel parlait de l’acidité des raisins qui
pendaient hors de sa portée…
Garrett explique pourtant déjà en 1932 pour sa défense, que
malgré ses avantages démocratiques évidents, le sens de l’étalon ne saurait
être d’éviter toute crise financière ou même de garantir la solidité absolue de
son propre système bancaire (ce que l’on entend souvent comme base de la
justification même des banques centrales censées le remplacer, mais avec un
succès objectif discutable). S’il est pratiqué correctement, l’étalonnage se
contente donc de standardiser l’évolution du crédit monétaire de la manière la
plus objective et sûre possible, tant pour les entreprises que pour le Trésor
public.
Pour maintenir un étalon-or, Garrett souligne qu’il faut
deux choses : des lois parlementaires qui veillent à sa mise en œuvre, à
commencer par le décret de convertibilité inconditionnelle, et la confiance du
monde entier que ces lois soient appliquées démocratiquement à long terme, sans
restriction ni discrimination positive.
Pourquoi les remises
en cause des dettes de l’Europe après guerre n’ont-elles pas déjà fait tomber
l’adhésion publique à l’étalon-or aux USA comme partout ailleurs en Europe à ce
moment-là ?
L’étalon a été supprimé de la loi américaine en d’autres
circonstances, même si les responsables (FDR et Nixon) ont évidemment profité
indirectement de ce vent qui soufflait après-guerre en Europe.
En 1918, la victoire militaire des alliés européens sur
l’Allemagne ne paraissait pas vraiment en être une, tant pour leur population
exsangue que pour celle des vaincus in extremis, et ce qu’elle avait coûté aux
gouvernements de tous bords en crédits sur leur Trésor public dépassait
l’entendement. Plaider pour une sortie de la convertibilité-or en Europe,
c’était donc déjà ébranler un peu la certitude sur ces énormes dettes vis-à-vis
de l’Amérique.
Tandis que le défaut de remboursement sur créances publiques
se généralisait en Europe, et amenait même directement le crash de Wall Street
en 1929, en principe, il renforçait théoriquement la valeur de l’étalon-or aux
yeux des USA.
Pour la population américaine en effet, il ne devait pas
exister d’alternative désirable à une juste mesure des unités de compte
permettant de garder les preuves de l’épargne que l’on devait encore lui
rembourser.
Peut-on penser, après
cette lecture, que les Américains, en prêtant cet argent aux belligérants entre
1915 et 1929, ont été justement punis d’avoir voulu s’enrichir sur le dos de
cette tragédie humaine que fut la première guerre mondiale ?
Garrett se penche longuement sur ce reproche qui justifiait
dès l’abord le défaut des remboursements Européens, surtout dans la bouche des
Anglais. Son indignation, qui est suscitée par certains responsables américains
non moins que par les Européens des deux bords, incrimine pourtant une toute
autre forme de duplicité, plus en profondeur.
Son reproche tacite ne concerne pas simplement l’appât du
gain inévitable de tel ou tel acteur réel de la société. Garrett semble
déplorer la déresponsabilisation progressive que les tribuns politiques ont
d’abord imposée à leurs concitoyens, avec force propagande, et qui oppose cette
Amérique nouvelle, ayant perdu en passant son idéal de neutralité, à l’idéal
antique de la « Res Publica », de l’honneur lié à la Parole Publique
et à l’exercice de la Politique. Les critiques de Garrett portent plutôt sur
l’image d’une nouvelle machine de crédit infernale, aux ramifications
embrouillées dont on aurait perdu le plan, et qui finit par ruiner le monde.
Finalement, après toute cette critique de la
déresponsabilisation qui nous rappelle la crise européenne actuelle, son livre
remet donc une culture à l’honneur, dont on a une vision bien trop restreinte
actuellement en dépit de l’évidence géographique : c’est la culture
républicaine philanthropique de la Grèce antique.
Garet Garrett, Une
bulle qui ruina le monde : Chroniques éditoriales américaines, 1915-1932,
traduction française Christophe Jacobs, Institut
Coppet, 2015, 216 pages.
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