Une histoire « par en bas » éditée pour la première fois
dans sa version originale en 1980 (et dans sa version française en 2002 par les
éditions Agone), cet ouvrage s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires aux
États-Unis.
Revue de livre par Damien
Theillier
.
Howard Zinn (1922–2010), militant politique puis
universitaire militant, a enseigné l’histoire et les sciences politiques à la
Boston University. Militant de la première heure pour les droits civiques et
contre les guerres, il a conçu son métier d’historien comme indissociable d’un
engagement dans les luttes sociales et politiques de son temps. Son œuvre (une
vingtaine d’ouvrages) est essentiellement consacrée aux minorités et à leur
destin dans la société américaine.
Dans A People’s History of the United States (Une histoire populaire des États-Unis), il écrit l’histoire
« par en bas », une histoire sociale, des oubliés, des vaincus, des opprimés.
Édité pour la première fois dans sa version originale en 1980 (et dans sa
version française en 2002 par les éditions Agone), cet ouvrage s’est vendu
à plus d’un million d’exemplaires aux États-Unis et a été lu par de nombreux
étudiants américains.
Il ne s’agit pas d’une lecture globale de l’histoire de
l’Amérique mais d’une sélection de moments oubliés ou mal connus. D’emblée,
l’auteur adopte le parti pris de ne pas se dissimuler derrière une posture
faussement neutre. En effet, dit-il, « le passé nous est transmis
exclusivement du point de vue des gouvernants, des conquérants, des diplomates
et des dirigeants. Comme si, à l’image de Christophe Colomb, ils méritaient une
admiration universelle, ou comme si les Pères fondateurs, ou Jackson, Lincoln,
Wilson, Roosevelt, Kennedy et autres éminents membres du Congrès et juges
célèbres de la Cour suprême incarnaient réellement la nation tout entière ;
comme s’il existait réellement une entité appelée États-Unis. » (Une
histoire populaire des États-Unis – de 1492 à nos jours, De 1492 à nos
jours, Agone, 2002, p. 13)
Il prévient clairement son lecteur : « ce
livre se montrera radicalement sceptique à l’égard des gouvernements et de
leurs tentatives de piéger, par le biais de la culture et de la politique, les
gens ordinaires dans la gigantesque toile de la communauté nationale censée
tendre à la satisfaction des intérêts communs. » (Ibid.)
En effet, écrit-il encore, « l’histoire des pays,
présentée comme l’histoire d’une famille, occulte les conflits d’intérêt
farouches (parfois explosifs, le plus souvent refoulés) entre vainqueurs et
vaincus, maîtres et esclaves, les capitalistes et les travailleurs, dominateurs
et dominés par la race et le sexe. » (Ibid.)
C’est pourquoi il fait l’histoire de la découverte de
l’Amérique du point de vue des Arawaks, l’histoire de la Constitution du point
de vue des esclaves, celle d’Andrew Jackson vue par les Cherokees, la guerre de
Sécession par les Irlandais de New York, celle contre le Mexique par les
déserteurs de l’armée de Scott, l’essor industriel à travers le regard d’une
jeune femme des ateliers textiles de Lowell, la guerre hispano-américaine à
travers celui des Cubains, la conquête des Philippines telle qu’en témoignent
les soldats noirs de Luson, l’Âge d’or par les fermiers du Sud, la Première
Guerre mondiale par les socialistes et la suivante par les pacifistes, le New
Deal par les Noirs de Harlem, l’impérialisme américain de l’après-guerre par
les péons d’Amérique latine, etc.
Son œuvre est surtout un travail de mémoire. Zinn voit «
dans les plus infimes actes de protestation, les racines invisibles du
changement social ». Pour lui, les héros des États-Unis ne sont ni les Pères fondateurs,
ni les présidents, mais les paysans en révolte, les militants des droits
civiques, les syndicalistes, tous ceux qui se sont battus, parfois victorieux,
parfois non, pour l’égalité.
Une opposition au
capitalisme erronée
Si une telle perspective est séduisante et ne manque pas de
pertinence, l’histoire américaine revue et corrigée par Howard Zinn tend hélas
trop souvent à devenir exclusivement un récit de la honte. L’Amérique ne serait
pas une terre de liberté pour le monde mais un repoussoir. Le capitalisme est
vu comme un système qui empêche la majorité des travailleurs d’obtenir leur
juste part. L’Amérique aurait fondé sa richesse sur le vol, l’inégalité et
l’injustice.
Les jeunes Américains qui lisent ce livre, largement utilisé
dans les écoles et les universités, finissent pas penser que la richesse et
l’abondance de leur pays n’est que le résultat des crimes de leurs ancêtres. Si
l’histoire avait été équitable, ils n’auraient pas cette grande maison et ce
joli canapé, ce téléviseur grand écran et cette belle voiture. La conclusion du
livre est que le gouvernement a le droit de piller les riches et la classe
moyenne, parce que ces gens n’ont pas produit leur richesse, ils l’ont volée.
La réalité est plus complexe. Comme beaucoup, Zinn se
représente la richesse comme un gâteau qu’on se partage : ce que l’un prend,
l’autre le perd. Et si l’on prend la plus grosse part, on laisse aux autres les
plus petites. À ce compte-là, en effet, seule une autorité supérieure pourrait rétablir
la justice en égalisant par la redistribution forcée les parts du gâteau.
Mais cette conception des choses est radicalement erronée et
témoigne d’une ignorance des lois d’une économie de marché. La richesse n’est
pas quelque chose qui existerait par elle-même. Elle est d’abord créée. La
richesse a un point commun avec le bonheur, la santé, le talent,
les enfants. Je peux en avoir sans en priver personne. Je peux être
heureux sans pour cela causer le malheur d’autrui. Et tout comme le bonheur est
souvent communicatif, le riche peut aussi enrichir les autres, en leur donnant
du travail ou en consommant. C’est ainsi que s’effectue la redistribution
naturelle des richesses, y compris à l’échelle internationale.
Certes, dans une économie libre, les revenus sont inégaux,
mais les possibilités qu’ont les gens de se sortir de la pauvreté extrême sont
très grandes parce qu’on peut gagner en servant les intérêts d’autrui et que la
richesse des uns bénéficie nécessairement aux autres. Le libre marché est un
formidable mécanisme naturel de redistribution des richesses.
Bien compris, le capitalisme est donc fondé sur l’idée
d’acquérir des richesses non pas en prenant ce qui appartient à un autre, mais
par l’innovation, l’esprit d’entreprise et le commerce. La liberté économique
permet aux individus d’utiliser librement leurs dons pour créer de la valeur et
servir les autres. En retour, le profit est la juste récompense d’un service
rendu. Elle crée donc une société harmonieuse, fondée sur l’échange
mutuellement bénéfique et le consentement volontaire. Au contraire, une
économie dirigée, dans laquelle le sacrifice de l’intérêt personnel est la
condition de l’intérêt général, conduit à l’égalité dans la misère.
Une juste opposition
à la guerre
En revanche, Zinn a raison de s’opposer à la guerre, qui est
toujours une forme de pillage ou de destruction des richesses. Tout au long de
l’histoire humaine, la richesse a été acquise par la guerre et le vol : I win,
you lose. Toutes les cultures ont méprisé les entrepreneurs et les commerçants.
En Inde, il y a le système des castes. Qui est en haut ? Le brahmane ou les
prêtres. L’entrepreneur est en bas, comme dans la division en classes dans
la République de Platon. L’historien islamique Ibn Khaldoun a écrit
que le pillage était moralement préférable à l’entrepreneuriat ou au commerce.
Pourquoi ? Parce que le pillage, disait-il, est plus viril.
Zinn, dont l’opposition à la guerre est l’un des thèmes
centraux de son œuvre, a dénoncé la guerre du Vietnam, la première guerre du
Golfe, l’intervention militaire de l’OTAN au Kosovo (1999), puis, après le 11
septembre 2001, les guerres en Afghanistan et en Irak.
Selon lui, la guerre contre le nazisme et le communisme fut
souvent une excuse pratique pour maintenir les intérêts économiques et
militaires de l’Amérique dans des régions clés du monde. Par pur nationalisme,
les Américains ont depuis longtemps adopté une notion de supériorité morale ou
de mission divine, affirme Howard Zinn.
En 2006, il écrivait :
« La pensée nationaliste est la perte du sens de la
proportion. La mort de 2300 personnes à Pearl Harbor est devenue la
justification de la mort de plus de 250 000 civils à Hiroshima et Nagasaki. Le
meurtre de 3000 personnes le 11 septembre 2001 devient la justification de
l’assassinat de dizaines de milliers de civils en Afghanistan, en Irak et le
nationalisme possède un ton virulent lorsqu’il est dit être béni par la
providence. Aujourd’hui nous avons un président ayant envahi deux pays en
quatre ans, qui a annoncé au cours de sa campagne de réélection en 2004 que
Dieu parle à travers lui. Nous devons réfuter l’idée que notre nation soit
différente des autres, moralement supérieure aux autres puissances impériales
de l’histoire du monde. »(http://howardzinn.org/put-away-the-flags)
Dans la préface de son histoire populaire, il dénonce une
forme de relativisme moral qui consiste à justifier la guerre au nom d’un but
supérieur : « Je ne prétends pas qu’il faille, en faisant l’histoire,
accuser, juger et condamner Christophe Colomb par contumace. Il est trop tard
pour cette leçon de morale, aussi scolaire qu’inutile. Ce qu’il faut en
revanche condamner, c’est la facilité avec laquelle on assume ces atrocités
comme étant le prix, certes regrettable mais nécessaire, à payer pour assurer
le progrès de l’humanité : Hiroshima et le Vietnam pour sauver la
civilisation occidentale, Kronstadt et la Hongrie pour sauver le socialisme, la
prolifération nucléaire pour sauver tout le monde ». (Ibid.). Ce
relativisme moral est d’autant plus dangereux qu’il est appliqué avec une
apparente objectivité par des universitaires.
Pour autant, ce livre n’est pas accessible à tout public. Il
est intéressant en contrepoint plutôt qu’en première lecture, car il suppose
certaines connaissances préalables de la trame historique pour comprendre les
enjeux politiques, sociaux, économiques et religieux abordés par Zinn. Un tel
ouvrage pourra enrichir le lecteur informé et cultivé car il ouvre des pistes
de réflexion novatrices et critiques. Mais il risque d’égarer celui qui n’a pas
commencé par assimiler l’histoire des États-Unis à travers des ouvrages
classiques comme Les Américains (2 volumes) d’André Kaspi, que je
recommande à tous.
À lire également en anglais : We Who Dared to Say No to
War: American Antiwar Writing from 1812 to Now par Murray Polner et Thomas
E. Woods, Jr., Basic Books, 2008. Ce livre est un recueil de textes
antiguerre et anti-impérialistes écrits par des progressistes, des libertariens
et des conservateurs. Tous ont un point commun : ils défendent une
alternative au consensus bipartite en matière de politique étrangère. On trouve parmi ces textes des
auteurs comme : Daniel Webster, John Randolph, John Quincy Adams, Charles
Sumner, Julia Ward Howe, Lysander Spooner, Stephen Crane, William Graham
Sumner, William Jennings Bryan, Robert La Follette, Randolph Bourne , Helen
Keller, Jeanette Rankin, David Dellinger, Robert Taft, Murray Rothbard, Russell
Kirk, George McGovern, Philippe et Daniel Berrigan, Butler Shaffer, Country Joe
& the Fish, Andrew Bacevich, Pat Buchanan, Bill Kauffman, Paul Craig
Roberts, Howard Zinn, et Lew Rockwell.
En complément, on pourra lire la récente traduction
française de l’autobiographie intellectuelle de Zinn : L’impossible
neutralité : Autobiographie d’un historien et militant, 2006.
Howard Zinn, Une Histoire populaire des États-Unis de 1492 a nos jours,
Agone, 810 pages.
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