Revue de livre par Emmanuel Martin
Excédés par la pression réglementaire et fiscale qui
s’accumule sur leurs épaules depuis tant d’années, et qui s’est nettement
intensifiée avec les choix du nouveau gouvernement, le mouvement des
entrepreneurs en colère en France a comme un goût de déjà-vu. C’esten effet un
peu leur histoire que l’on retrouve dans le roman Atlas Shrugged (« La grève » en
français*) de la philosophe russo-américaine Ayn Rand. Ce livre est devenu un
classique pour des millions de lecteurs anglophones.
La corruption du philosophe
Atlas shrugged est une fiction politico-philosophique. Il
décrit l’écroulement d’une société par la corruption du politique mais surtout
de la… philosophie. On y voit des philosophes verbeux bavasser et distiller des
théories incohérentes où les notions de vérité et de réalité n’ont plus leur
place. A bien des égards, l’influence philosophique de Rand, qui se fait la
critique de ces mouvements philosophiques que l’on nommerait aujourd’hui «
post-modernes », vient d’Aristote et du réalisme : l’idée que, dans les
sciences humaines et la politique, l’on ne peut pas ignorer certaines lois de
réalité, que l’on ne peut pas ignorer qu’une cause produira un effet, que
détruire certaines institutions permettant de donner les incitations aux hommes
de se conduire en êtres responsables empêchera in fine la société de
fonctionner.
Société altruiste ?
Dans Atlas shrugged, le collectivisme qui entend régenter la
société et imposer un ordre moral « altruiste» supérieur a pour effet de miner
le principe de responsabilité individuelle qui est en réalité le plus sûr guide
pour orienter l’activité économique et sociale. La triste ironie est que le
collectivisme et ses partisans mettent leurs échecs patents sur le dos du
système même qu’ils empêchent de faire fonctionner, et le régentent d’autant
pour en corriger les soi-disants «
défauts ». Au prétexte de l’égalitarisme les prix sont contrôlés, et ne
véhiculent plus les signaux sur la réalité des raretés, entraînant ici des
surproductions, là des pénuries. Les décisions d’investissements sont orientées
par la « sagesse» politique et débouchent en fait sur le copinage, la mauvaise
gestion et les gaspillages. Peu à peu les entrepreneurs, boucs émissaires par
excellence, fuient le pays. Ce sont eux les « Atlas » qui font bouger le monde,
qui créent la valeur en innovant dans des techniques et services. Lorsqu’ils
fuient, le monde s’écroule.
Rand trouve sans nul doute son inspiration dans son
expérience personnelle puisqu’elle avait fui l’URSS dans les années 20. Le côté
quelque peu caricatural de ses personnages au début du récit s’efface peu à peu
au fil de l’histoire pour laisser apparaître des âmes complexes. Tel Balzac
elle capture l’essence d’une comédie humaine moderne, ou « post-moderne » : on
y voit des pseudo-intellectuels à la recherche de statut, des politiciens en
quête de pouvoir usant d'arguments soi-disant altruistes, des entrepreneurs
véreux qui cherchent à se protéger de leurs concurrents grâce à leurs amis
politiciens, et, au milieu de ce monde de corrompus, des entrepreneurs intègres
qui ont parfois du mal à comprendre ce qui se passe. C'est finalement
l'histoire de ces derniers que l'on suit, tels des héros se battant contre un
ennemi qu'ils mettent du temps à définir. Les peintures psychologiques dans le
récit rendent explicites des intuitions que nous éprouvons tous un jour ou
l’autre.
Égoïsme bien compris
Chez Rand, la défense de l’égoïsme contre l’altruisme imposé
ne doit pas choquer : elle est en réalité fondamentalement morale. Cette
conception de l’égoïsme, bien plus riche qu’il n’y paraît au premier abord, est
étonnamment moderne puisqu’on la retrouve chez certains psychologues actuels
qui voient les causes de nombreuses pathologies dans la négation de
l'individualité autonome. Cette conception se recoupe largement avec la
responsabilité personnelle et l’esprit de service. Il y a donc aussi une
dimension qui rapproche ici Rand d’Adam Smith : c’est en se concentrant sur
soi-même, non par nombrilisme mais par construction de son individualité, tout en
comprenant les besoins des autres, qu’on rend bien souvent le mieux service à
ces derniers.
Une ressemblance étonnante
Le parallèle entre la société collectivisée en déclin
dépeinte par Rand et la situation actuelle n’est pas si osé qu’on pourrait le
croire.
A bien des égards en effet la crise depuis 2008 trouve ses
sources dans la politisation de relations économiques, dans le détournement de
la responsabilité individuelle, aux Etats-Unis comme en Europe. On pense ici
bien sûr, lors de la bulle qui a mené à la crise de 2008, à Fannie Mae et
Freddie Mac, ces institutions de refinancement hypothécaire qui avaient des
objectifs politisés, au delà de toute rationalité économique. On pense aussi au
Community Reinvestment Act qui pouvait forcer des institutions de crédit à
prêter aux moins favorisés, sous peine d’être poursuivis pour discrimination.
Au nom de l’altruisme forcé on a faussé les règles du jeu économique et créé le
chaos. De même en corrompant le concept même de monnaie, on a manipulé les taux
d’intérêt pour doper l’économie, faisant fi des lois de la réalité qui veut que
cela soit l’épargne qui finance la croissance et pas le crédit ex nihilo. Avec
des messages répétés de dirigeants de la politique monétaire expliquant que si
les gains sont privatisés lorsque tout va bien, les pertes seront mutualisées
en cas d’éclatement de bulle (ce qui s’est par la suite effectivement passé),
on a gommé la responsabilité professionnelle, essentielle à la finance, et
facilité la prise de risque déraisonnable et irresponsable.
Et c'est avec une dose supplémentaire de collectivisme que
l'on a répondu à ces erreurs collectivistes. D’où la crise des dettes
souveraines, à laquelle on veut répondre à nouveau par des solutions
collectivistes. Les eurobonds sont par exemple une institutionnalisation de
l’irresponsabilité qui a mené le système au bord du précipice. Qu’est-ce que la
crise grecque ? Des politiciens corrompus et une bureaucratie inefficace de
privilégiés, baignant dans leur irresponsabilité dans la gestion des deniers
publics et cherchant à faire payer les autres pour les conséquences financières
de leurs erreurs et leurs privilèges. Et ce, au nom de la « solidarité » !
En France aujourd’hui le gouvernement tue d’un côté le
financement privé de l’investissement par une fiscalisation absurde inspirée de
la lutte des classes et « offre » (avec l’argent des impôts…) d’un autre côté
une structure publique de financement de l’investissement dont les modalités de
fonctionnement vont ouvrir à une politisation évidente des choix
d’investissement, avec tout ce qui s’ensuivra en matière de décisions
irresponsables payées « avec l’argent des autres ». La France a déjà une
histoire fournie en matière de « capitalisme de connivence », du Crédit
Lyonnais à la Françafrique…
Ainsi, alors que dans de nombreux pays dans le monde on
s’enfonce dans le refus des lois de la réalité, dans la promotion accrue de
l’irresponsabilité et dans la chasse aux entrepreneurs, lire Atlas shrugged est
sans doute salutaire. Les entrepreneurs en colère en France, qui sont attendus
à Londres « avec un tapis rouge », se reconnaitront volontiers dans cet
ouvrage. Partout en Europe désormais on célèbre le 18 octobre la journée «
J'aime ma boîte » : à quand une journée pour les gouvernements, qui pourrait s'intituler
« J'aime mes entrepreneurs » ?
*Ayn Rand La grève, Les belles lettres 2011.
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