Jean-Philippe Delsol
La destruction créatrice fait référence bien sûr à Schumpeter qui, à regret d’ailleurs, ne croyait plus à l’avenir du libéralisme. Pourtant, 70 ans après la mort de Joseph Schumpeter, Philippe Aghion et ses acolytes actualisent avec talent le principe de destruction créatrice selon lequel l’innovation assure un renouvellement incessant des technologies, des entreprises et des emplois qui est le moteur efficace du capitalisme. Certes, les auteurs de cet ouvrage, avec Schumpeter, se trompent, de mon point de vue, sur la nature même de toute dynamique économique humaine. En effet, alors que Schumpeter considérait que le capitalisme allait mourir parce que les petites et moyennes entreprises seraient remplacées par des monstres bureaucratiques, ce nouvel ouvrage a la prétention de surmonter l’obstacle en demandant à l’Etat de « protéger le capitalisme contre le capitalisme ». Les auteurs sont indûment pessimistes à l’excès sur la capacité des hommes à s’autoréguler dans un marché libre. Ils ne voient pas suffisamment que c’est souvent déjà la bureaucratie étatique qui installe des monopoles et crée des entraves réglementaires à l’innovation et à la régulation naturelle du marché.
Néanmoins, cet ouvrage est intéressant à bien des égards. Les auteurs observent d’évidence que c’est la croissance du PIB qui a permis de sortir une grande partie du monde de la pauvreté et a contribué à l’augmentation de l’espérance de vie. La croissance économique n’a décollé qu’à partir du début du XIXème siècle, à partir du moment où la liberté d’entreprendre a été mieux reconnue, la concurrence plus ouverte et les innovations, autant que les droits de propriété, mieux protégés. Elle a été encouragée aussi par la diffusion du savoir scientifique et technique permise par une plus grande liberté de s’exprimer et d’échanger. La concurrence entre les pays européens, puis avec les Etats-Unis, a joué aussi un rôle important tandis que la Chine, par exemple, se repliait sur elle-même plutôt que de faire valoir ses innovations dans le monde.
Ils vantent l’exemple danois de la flexi-sécurité du travail, avec un code du travail très succinct et des procédures de licenciement facilitées. Ils démontrent que les pays qui innovent davantage croissent plus vite et génèrent plus d’emplois. A cet égard, ils constatent à quel point Keynes s’est trompé quand en 1930 il annonçait une nouvelle maladie : « le chômage technologique ». Ils observent que « une hausse de 1% de l’automatisation dans une usine augmente l’emploi de 0,25% au bout de deux ans et de 0,4% au bout de dix ans… même pour les travailleurs industriels non qualifiés ». L’automatisation entraîne aussi une augmentation des ventes et une baisse des prix. Aucune révolution technologique « n’a produit le chômage de masse que certains avaient anticipé ».
Ils mettent en garde contre de mauvais combats contre les inégalités alors que leur regain actuel est dû principalement à l’effet de la révolution numérique. « Les zones d’emploi pour lesquelles la part des revenus du « top 1% » est la plus élevée sont typiquement situés dans des Etats américains comme la Californie, le Connecticut, le Massachusetts, qui sont des Etats particulièrement innovants ». Certes, l’innovation augmente l’inégalité au sommet, mais « elle n’accroît pas l’inégalité globale, elle encourage la mobilité sociale… et enfin elle stimule la croissance ». A l’encontre de ce que soutiennent les égalitaristes, il y a sur longue période « une quasi-invariance du travail et du capital dans le revenu total ». D’ailleurs, notent-ils, la baisse apparente du taux de croissance dans les pays développés est peut-être une illusion d’optique car le PIB n’enregistre pas de nombreux effets positifs des nouvelles technologies, en particulier les gains de temps que permet internet et sa gratuité pour prendre des photos, réserver ses voyages ou ses rendez-vous médicaux…
Les auteurs mettent en garde contre une fiscalité trop progressive et donnent le contre-exemple, positif, des baisses d’impôt de Reagan ou de la Suède qui a supprimé ses impôts sur le capital (succession et fortune) et réduit dans les années 90 son taux supérieur d’imposition du revenu de 88 à 55%, voire 30% pour les revenus du capital. Ils alertent sur la nocivité de l’excès règlementaire et des politiques de subventions aux entreprises aussi bien que sur les relations incestueuses entre les mondes économique et politique (le Japon contemporain ou la République de Venise au Moyen Age par exemple) qui découragent l’innovation ou l’annihilent. Mais Philippe Aghion a été le conseil des gouvernements socialistes avant d’être celui du très étatiste Emmanuel Macron. Il pense que l’Etat doit toujours s’interroger pour savoir où il doit intervenir : dans la lutte contre le réchauffement, la santé, la défense. Un protectionnisme provisoire peut être utile, dit-il, à la suite de l’économiste du XIXème siècle Friedrich List. L’Etat doit montrer la voie de l’innovation, accompagner le développement sauf à cibler, dit-il encore, les secteurs ayant une forte intensité de travail qualifié ou de concurrence pour s’assurer que les investissements publics génèreront de la croissance. En fait les auteurs de cet ouvrage restent attachés à une économétrie dans laquelle ils veulent que l’Etat puisse activer des leviers pour piloter le navire. Ils soulignent que les pays qui disposent d’une finance capitalistique (les fonds d’investissement, notamment de retraite) forte sont plus innovants, mais ils reviennent à leurs vieux démons pour défendre l’idée que « la finance a besoin d’être régulée de façon à ne pas devenir un obstacle à la croissance » ! Ils oublient que ce n’est pas l’Etat qui a été à l’origine de la vapeur, des montgolfières, du chemin de fer, de l’électricité. L’Etat peut avoir son rôle, notamment à partir des investissements de défense qui conduisent parfois à d’énormes progrès, comme celui d’internet. Mais Google, Apple, Amazon … se sont développés sans l’Etat.
Non, l’Etat ne peut pas tout. Contrairement à ce que pensent M. Aghion et ses co-auteurs, même l’éducation n’a pas le pouvoir de transformer un crétin en génie. L’économie n’est pas un mécano pour économistes agiles. Elle est le résultat des décisions de milliards d’hommes, spontanées, changeantes, diverses selon leurs besoins, aussi variées qu’ils sont nombreux. Les Etats, et même les économistes, ne peuvent pas tout prévoir ni tout savoir. C’est pourquoi, malgré l’imperfection du marché, il vaut mieux s’en remettre à lui plutôt qu’à l’Etat dont la gestion est unidimensionnelle et souvent erratique. Les auteurs de cet ouvrage sont victimes du « en même temps », ils voudraient le marché et l’Etat comme investisseur et assureur. Mais le marché, c’est le risque, c’est l’investissement personnel.
Ce serait pourtant utile que les libéraux conversent avec les auteurs de cet ouvrage sur les nombreux sujets où ils peuvent se rejoindre. Car en dépit de leurs tentations étatiques, ils concluent que l’abolition du capitalisme n’est pas la solution. Ils sont peut-être près de rallier une vision libérale de l’économie qui ne peut vivre que dans le respect de la société civile et de la démocratie, dans un état de droit, selon les desseins de Tocqueville et Hayek auxquels nos auteurs font référence.
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