Publié le 25 octobre 2015 dans Lecture
L’auteur évoque comment « La Route de la
Servitude » a eu une influence décisive.
Par Nathalie MP
Le mois dernier, j’ai fait successivement la connaissance
réelle de deux personnes du monde libéral avec lesquelles je discutais
jusque-là exclusivement sur les réseaux sociaux. Dans les deux cas, mes
interlocuteurs m’ont demandé comment j’étais venue au libéralisme. J’ai
expliqué que lorsque j’étudiais encore au lycée, mon père m’avait fait lire La
route de la servitude de Friedrich Hayek. À l’âge tendre qui était le mien
à l’époque, les politiques de planification du Royaume-Uni ne me captivaient
guère, mais cette idée qu’on peut se placer avec les meilleures intentions du
monde sur une route de servitude m’est restée. Par la suite, étudiante, j’ai eu
la chance d’être confrontée aux idées libérales avec des professeurs tels que Florin
ftalion ou André
Fourçans et leurs collègues. Ayant récemment commenté le livre de Copeau, Les
rentiers de la gloire, dont la phrase de conclusion est : « Nous
ne voulons simplement pas d’esclaves », c’est tout naturellement que je me
suis replongée dans le livre essentiel et, à bien des égards, tellement actuel
de Hayek. Et c’est tout aussi naturellement que je vous en livre ici (en deux
épisodes) une revue agrémentée de quelques extraits.
Commençons par situer rapidement Friedrich
Hayek. Il est né en Autriche en 1899 dans une famille d’intellectuels. Par
sa mère il est cousin du philosophe et logicien Ludwig Wittgenstein. D’abord
socialiste, il se rapproche des idées libérales suite à un séminaire avec
l’économiste autrichien Ludwig
von Mises. C’est le désir d’éviter au monde de retomber dans les erreurs
qui ont débouché sur la Première guerre mondiale, où il a combattu, qui l’a
incité à se consacrer à la philosophie et l’économie. Naturalisé britannique en
1938, il passe une grande partie de sa vie académique à la London School of
Economics. En 1947, il fonde la Société du Mont-Pèlerin, association internationale
d’intellectuels, qui a pour but de promouvoir le libéralisme. Il reçoit le prix
Nobel d’économie en 1974 pour ses travaux sur « la monnaie et les fluctuations économiques ».
Hayek publie La route de la servitude en 1944. À
ce moment-là, le monde occidental est en guerre contre le nazisme, avec la
conviction que la destruction de la liberté en Allemagne s’est faite en
réaction au socialisme des années antérieures, alors qu’Hayek estime au
contraire que le nazisme en fut une conséquence directe et inéluctable,
confirmée par les ressemblances qu’on commence alors à observer entre certains
traits du communisme russe et du nazisme allemand. Constatant avec inquiétude
que les caractéristiques socialistes de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres
sont en train de se manifester en Angleterre, Hayek considère que l’Angleterre
court le risque de connaitre le même sort que l’Allemagne. Son livre a pour
objet de faire prendre conscience de ce danger à temps. Notons qu’il est dédié « Aux socialistes de tous les
partis ». (Introduction, pages 9 à 14)
La route abandonnée
La civilisation occidentale était sur une route de liberté,
non seulement depuis la théorisation du libéralisme au XVIIIème siècle et
sa mise en pratique au XIXème siècle, mais depuis l’émergence de l’individualisme fondamental
dont nous avons hérité puis approfondi à travers les apports du christianisme,
de la Grèce, de Rome et de la Renaissance. L’individu s’est vu peu à peu libéré
des liens qui entravaient ses activités quotidiennes. La liberté politique
nouvellement acquise déboucha sur la liberté
économique avec, entre autres résultats, le développement des sciences
et une formidable élévation du niveau de vie.
Les progrès furent tels que l’on en vint à considérer les
maux encore existants comme insupportables. À la fin du XIXème siècle, on
oublia l’élan de liberté qui avait provoqué les progrès pour ne plus
s’intéresser qu’à éradiquer les défauts persistants, contre lesquels on
considéra que seul un changement complet de politique pouvait avoir une chance
d’opérer valablement. La tradition individualiste à l’origine de la
civilisation occidentale fut abandonnée au profit d’une politique collective
organisée en vue d’objectifs sociaux délibérément choisis, et la vie
intellectuelle, qui allait d’Angleterre vers l’est de l’Europe, se centra en
Allemagne, avec Hegel et Marx notamment, pour se
propager vers l’ouest. (Chapitre I, pages 15 à 23)
Les deux sens opposés
de la liberté
Le socialisme était né dans des habits autoritaires en
réaction au libéralisme de la Révolution française. Comme le soupçonnait Tocqueville, « La démocratie étend la sphère de
l’indépendance individuelle, le socialisme la resserre. La démocratie donne
toute sa valeur possible à chaque homme, le socialisme fait de chaque homme un
agent, un instrument, un chiffre » (cité par Hayek page 25). Afin
de faire taire ces soupçons, le socialisme intégra dans sa doctrine la promesse
d’une « nouvelle
liberté ». Dans la tradition libérale, être libre voulait dire
être dégagé de tout pouvoir arbitraire exercé par autrui, mais pour le
socialisme, il s’agissait au contraire d’obtenir le pouvoir afin de procéder à
une égale répartition des richesses. (Chapitre II, La grande utopie, pages
24 à 29)
Les deux sens
contenus dans le terme socialisme
À l’ambiguïté sur le mot liberté, s’ajoute une confusion sur
le concept de socialisme. La plupart des gens qui se disent socialistes n’en
voient que les fins dernières qui sont des idéaux de justice sociale,
d’égalité et de sécurité. Mais le socialisme signifie aussi la méthode particulière
par laquelle il est possible d’atteindre ces fins. Son sens correspond dans ce
cas à l’abolition de la propriété privée des moyens de production, qui est
remplacée par un système central d’économie planifiée qui permettra
de procéder à l’idéal de redistribution souhaité. Dès lors, la controverse
entre libéraux et socialistes porte sur la méthode collectiviste que les
socialistes comptent mettre en œuvre, pas sur les fins recherchées.
Le succès du planisme provient aussi
de notre souhait de voir traiter nos affaires le plus rationnellement possible.
Mais là où le libéralisme se donne pour objectif de favoriser les conditions de
la concurrence en traçant un cadre rationnel au sein duquel chacun se
livre à ses activités personnelles, y compris avec l’aide de l’État qui en
assure l’efficacité par des garanties juridiques, le planisme des
socialistes abolit toute concurrence au profit d’un schéma « conscient »
de production complètement dirigée. (Chapitre III, Individualisme et
collectivisme, pages 30 à 37)
Le planisme est-il « inéluctable » ?
Pour enfoncer le clou, les tenants du planisme centralisé
assènent l’argument que le progrès technique et la complexité industrielle
croissante qui en découlent le rendraient non seulement « souhaitable »,
mais « inéluctable ».
La concurrence ne suffirait plus dans un grand nombre de domaines, et il n’y
aurait plus qu’à choisir entre le contrôle de la production réalisé par des
monopoles privés ou par le gouvernement. Et il est vrai qu’on observe une
croissance des monopoles depuis
le début du XXème siècle. Hayek montre, en s’appuyant notamment sur l’exemple
de l’Allemagne, que l’évolution vers les monopoles n’est pas le résultat
nécessaire du progrès technique, mais le fruit de politiques délibérées en
faveur du planisme contre le libre jeu de la concurrence.
Il montre également que la préférence à l’égard du planisme,
qui permettrait d’avoir une vision coordonnée de la complexité du monde faute
de quoi celui-ci tomberait dans le chaos, est le symptôme d’une méconnaissance
du fonctionnement d’un système de prix en régime de concurrence. Au
contraire, plus l’environnement devient complexe, plus la division entre les
individus isolés s’accroit et plus les informations indispensables deviennent
difficiles à obtenir, plus la coordination des renseignements par le système
impersonnel des prix montre sa puissance et sa supériorité sur tous les
systèmes de coordination « consciente ».
Enfin, le planisme ouvre la possibilité aux idéalistes et
aux techniciens qui se sont consacrés à une tâche unique dans leur existence
d’imposer ce domaine aux planificateurs, avec tous les conflits de choix et
toutes les mauvaises utilisations des ressources d’un pays que cela induit.
Exemple spectaculaire : les magnifiques autoroutes italiennes et allemandes de
l’entre-deux guerres, sans commune mesure avec la situation générale des pays
en question. (Chapitre IV, pages 38 à 46)
Planisme et
démocratie
Les collectivismes, qu’ils soient communistes ou fascistes,
veulent tous organiser les travaux de la société en vue d’un but social unique
et refusent de reconnaître les fins individuelles. Hayek constate d’abord
l’impossibilité de déterminer ce but social unique appliqué à des milliers
d’individus eux-mêmes animés d’une variété infinie d’activités différentes sans
en passer par l’existence d’un code éthique complet, lequel n’existe pas dans
la mesure où l’homme, qu’il soit égoïste ou altruiste, ne peut parvenir à
envisager intellectuellement plus qu’un champ limité des besoins de l’humanité.
Les fins sociales ne sauraient donc être autre chose que les fins identiques
d’un grand nombre d’individus.
Lorsque leur réalisation par le biais du planisme est
confiée à l’État, le risque s’accroit de voir l’exécution dépasser l’accord qui
existe dans la société sur les fins souhaitables. Le recours à l’arbitrage
parlementaire n’est pas une solution, car si le peuple a décidé qu’un planisme
central est nécessaire, il faut encore se mettre d’accord sur les objectifs du
plan, ce qui implique des choix entre des fins concurrentes ou incompatibles.
Dans ce contexte, les parlements ont montré combien ils sont incapables de
légiférer sur un grand nombre d’aspects économiques détaillés. Et c’est là
qu’apparait l’idée qu’il faudrait « libérer
les autorités du plan des entraves démocratiques », c’est-à-dire
faire appel à un « dictateur
économique » afin d’obtenir la réalisation forcée de la fin
sociale idéale. Pour mieux faire passer cette évolution, on avance l’argument
que tant que le pouvoir est aux mains d’une majorité, c’est-à-dire
démocratique, il ne saurait être arbitraire. Or ce qui empêche l’arbitraire, ce
n’est pas la source du pouvoir, mais sa limitation. (Chapitre V, pages 47 à 57)
Planisme et Règle de
la loi
Pour donner une idée de la différence absolue entre ces deux
concepts, on peut citer l’exemple donné par Hayek : « On peut soit établir un code de circulation, soit dire à chaque
automobiliste où il doit aller. » Le code de circulation (Règle
de la loi) est élaboré a priori, pour une longue durée et n’implique pas une
préférence pour des fins ou des individus particuliers. Il permet de plus à
chacun de prévoir l’action de l’État. Tandis que la seconde solution (planisme)
donne au législateur tout pouvoir sur les individus et lui permet de favoriser
certaines catégories aux dépens d’autres, ce dernier point supposant
l’existence d’un système de valeurs complet dont on a vu qu’il était impossible
à établir. On est donc dans le domaine de l’arbitraire, et l’égalité formelle
des individus devant la loi tend à disparaître.
La Règle de la loi limite la législation aux règles
générales et s’oppose à celles qui cherchent à favoriser une catégorie de
personnes plutôt qu’une autre. À l’inverse, « le contrôle gouvernemental du développement industriel offre des
possibilités presque illimitées à une politique d’oppression et de
discrimination ». Exemple, pour qui se préoccupe des droits de
l’homme, comme H. G. Wells, auteur de L’homme invisible et grand
adepte du planisme : comment garantir la liberté de la presse si le papier et
la distribution sont contrôlés par les autorités ? (Chapitre VI, pages 58 à 67)
Contrôle économique
et totalitarisme
Un des arguments en faveur du planisme consiste à dire qu’il
nous « libère » de nos
soucis matériels pour faciliter le plein développement de notre personnalité et
de nos préoccupations élevées, comme si les fins économiques n’avaient aucun
rapport avec nos autres fins dans l’existence. Hayek conteste cette approche.
Il considère au contraire que le contrôle de la production a une influence
directe sur nos choix de consommation qui se trouvent ainsi limités par les
décisions du planificateur, pas selon un critère de prix et de rareté (cas du
régime de concurrence), mais selon un critère d’approbation morale des
autorités. L’ingérence des autorités ne s’arrêtera donc pas à notre vie
économique puisque tous nos actes dépendent de l’activité économique de
quelqu’un d’autre. Hayek signale qu’en Russie comme en Allemagne ou en Italie,
les loisirs sont devenus partie intégrante du planisme et font l’objet d’une
réglementation minutieuse.
Obsédés par l’idée de la répartition équitable des richesses
et par la satisfaction collective des besoins, les socialistes sont d’ailleurs
assez peu préoccupés par le niveau de la production, d’où des possibilités non
nulles de pénurie. Mais il s’agit avant tout de faire « l’éducation politique des masses ». À ce titre,
ils ont « bien travaillé pour
préparer l’avènement du totalitarisme ». Le planisme y contribue « en nous privant de tout choix pour
nous accorder, au moment voulu, ce que le plan prévoit ». (Chapitre
VII, pages 68 à 76)
Pour qui ? Éducation
vs propagande
Compte tenu de ce qui précède, Hayek établit que dans le
régime de concurrence, l’homme qui part de zéro a moins de chance d’acquérir
une grande richesse que l’homme qui bénéficie d’un héritage, mais qu’il peut y
parvenir, et d’autant mieux que ce résultat ne dépend pas des faveurs des
autorités. Dans la société planifiée, le même ne pourra améliorer sa situation
qu’en influençant en sa faveur ceux qui détiennent le pouvoir. Il en découle
alors que toute question économique ou sociale devient politique, sa solution
dépendant de « qui fait des
plans pour qui ».
Comme l’idéal de redistribution selon une égalité parfaite
est difficile à mettre en œuvre, il se transforme en recherche d’une plus
grande équité et devient flou, car il suppose d’évaluer les mérites comparés
des différents groupes sociaux. La seule idée qui vient à l’esprit du planiste
consiste alors à prendre aux riches autant que possible, mais ça ne résout pas
la question du « pour qui
? » Quel groupe imposera son idéal aux autres ?
Le planisme doit donc insuffler « des principes communs portant sur des valeurs
essentielles ». L’éducation était censée y pourvoir, mais la
connaissance à elle seule ne pousse pas à adopter de nouvelles valeurs. Seule la
propagande peut y parvenir et les socialistes ne se sont pas privés d’y
avoir recours. Les fascistes et les nazis n’ont fait que récupérer les
structures totalitaires établies antérieurement en Italie et en
Allemagne. L’établissement d’une opinion commune est d’autant plus facile
à réaliser que le pouvoir peut s’appuyer sur un groupe défini, en l’occurrence
les ouvriers. Chacun se rend compte que sa situation s’améliorera s’il peut
appartenir à un groupe capable d’influencer les autorités. (Chapitre VIII, Pour
qui ? pages 77 à 88)
Conclusion
intermédiaire
« La meilleure chance de bonheur que le monde ait
jamais entrevue a été gâchée parce que la passion de l’égalité a détruit
l’espoir de la liberté. » Lord Acton,
cité par Hayek en exergue de son chapitre VIII.
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