Dans son Essai sur la signification du comique, Henri Bergson
écrivait : « il n’y a pas de jeu auquel un champs plus vaste ne soit
ouvert : la liberté s’apparente à un jeu de ficelles, il n’y a donc pas de
scène réelle, sérieuse, dramatique même, que la fantaisie ne puisse pousser au
comique par l’évocation de cette simple image ». Cette remarque introduit
de façon admirable la lecture du livre « Dali », de Michel Nurisany,
paru aux Éditions Flammarion en 2004. En effet, Dali est un visage complexe et
important du surréalisme, et intéressant dans la mesure où son originalité
s’exprime comme le jeu de pantin, double de soi, qui alimente toute son œuvre,
et constitue un aspect fondamental de sa personnalité en tant qu’artiste. Dali,
l’artiste et le personnage, est en soi une véritable apologie du surréalisme.
En effet, tous les manuels et doctrines surréalistes s’entendent pour encenser
ce célèbre artiste qu’est Salvador Dali. Mais en quoi ces éléments sont-ils à ce
point culminant qu’ils s’imposent d’eux-mêmes comme voies incontournables du
surréalisme? En analysant l’œuvre de cet artiste, par où pouvons-nous puiser
les axiomes de son apport personnel par rapport à la critique générale dont il
est l’objet comme référence contemporaine surréaliste? Et finalement, en quoi
l’originalité du personnage est-il tributaire du relief singulier, figure de
proue du mouvement?
Dali moderne, – postmoderne avant son temps-, se situe réellement
dans ce continuum moderne, en marche sur un fil d’acier, – dire en équilibre
serait exagéré, mais il tenta par son œuvre à libérer sa puissance créatrice de
son narcissisme- en recherche incessante de points culminants s’imposant
d’eux-mêmes. En ce sens, Dali ouvre la porte à tous les possibles, construit et
déconstruit le genre avec son célèbre : « le surréalisme, c’est
moi! »
En effet, cette simple citation de Dali résume la fantaisie, autant que
le génie d’un homme curieux de tout, artiste complet, auteur de nombreux
ouvrages, littéraire jusque dans sa peinture et profondément surréaliste, tant
dans son art morcelé que tout entier. Auteur d’un unique roman : Visage
caché, il fut néanmoins l’auteur d’un nombre incalculable de textes divers,
exposant des idées sur sa conception personnelle de l’art et la peinture, des
récits autobiographiques, dont la vie secrète de Salvador Dali, et Journal
d’un génie, couvrant les années de 1954 à 1963. Finalement, il écrit de
nombreux tracts et deux grands textes : Oui, qui exposent ses
théories surréalistes. C’est de cette école qu’il puise tout son rapport au
monde et aux arts, et bien qu’il fut membre du groupe des surréalistes
que peu de temps, c’est-à-dire de 1929 à 1939, il en préservera la qualité
technique, notamment dans son archangélisme scientifique comme socle
pragmatique de son exubérance. En effet, avec Dali nous ne sommes pas à une
contradiction près, et bien que sa rencontre avec Lorca en 1927 sera
déterminante, c’est au travers le mouvement des surréalistes, et
particulièrement par sa rencontre avec André Breton que Dali sera, dès le début
en 1929, une véritable figure d’opposition surréaliste. En fait, Dali étant le
plus naturellement du monde surréaliste, l’aspect technique du groupe se révèle
rapidement complètement inutile à ses yeux. Or, les points de vue d’André
Breton seront souvent contredits, ridiculisés, par un Dali agacé, voire outré,
un peu comme un fils se rebellant contre le père. Dali sera alors mis à l’écart
du groupe, mais il ne sera exclu officiellement qu’en 1939. Les reproches fait
à Dali tournent toujours autour de son exubérance. De là la problématique, car
le surréalisme ne saurait se définir sans la contribution de ses multiples
implications exubérantes dans plusieurs domaines (peinture, littérature,
théâtre, cinéma, photographie, publicité, architecture, arts avec divers
objets, études des horlogrammes, bref tout ce que Dali offre dans le détail et
dont les qualités lyriques explosent dans « une érection mentale comme
personne n’a su en donner à ce jour »). En somme, on reproche à Dali ce
qui constitue le socle du surréalisme, ce qui n’est pas qu’un petit paradoxe.
En fait, sa folie est géniale et son génie est fou. Quoi qu’il en soit, il est
tellement surréaliste que cela dépasse l’entendement.
Cette formule est aussi le secret de sa vie : « une familiarité
avec la folie certes, mais dotée d’une distance analytique qui en permets la
gestion ». Or, pour le mouvement surréaliste, étrangement, la capacité de
comprendre les délires de ceux-là et objectivités de ceux-ci, relève de
l’exploit utopique. Le conflit ne fera que s’intensifier entre lui, Breton, et
le groupe. Le point culminant demeure le moment où « l’automatisme »
prôné par les surréalistes sera ridiculisé par Dali, qui opposera sa
méthode : « la paranoïa-critique », qui est, selon lui, lucide
et active, contrairement à l’automatisme du groupe qui est, dira t’il,
« confus et un état passif ». N’empêche, la guerre entre lui et
Breton permettra à Dali de devenir célèbre, au prix d’une solitude nécessaire
et intrinsèque (il est cependant intéressant de noter que Salvador vivait
entouré d’ «une petite cour », beaucoup de gens en somme qui habitait
dans leurs quartiers respectifs, dans sa maison, et qui l’accompagnait partout,
dans tous ses déplacements). Sa solitude intérieure toutefois est profonde,
chronique, pathologique. Il écrira en 1937: « si tu décides de
guerroyer pour ton propre triomphe, il faut que tu détruises inexorablement
ceux qui ont le plus d’affinités avec toi. Toute alliance dépersonnalise. Tout
ce qui est collectif signifie ton ensevelissement. Sers-toi du collectif en
guise d’expérience, et ensuite frappe, frappe fort! Et reste seul». Cette même
année, il écrit et peint son célèbre tableau : la métamorphose de
Narcisse en s’appuyant sur la méthode de la paranoïa-critique.
Une caractéristique importante du surréalisme de Salvador Dali est qu’il
apparaît clairement que la paranoïa-critique est un élément d’opposition, voire
de provocation aux idéologies d’André Breton et au groupe des surréalistes. Dali
fait tout pour contredire et ridiculiser Breton, qu’importe que l’on attaque
son exubérance, Dali s’enflamme, et sans ambiguïté revendique cette même
exubérance, en rajoute toujours, et signe son programme dans: « Nouvelles
Considérations générales sur le mécanisme du phénomène paranoïaque du point de
vue surréaliste ». Et là mes amis, nous nageons dans les eaux
profondes du surréalisme car « par processus de caractère paranoïaque et
actif de la pensée, il sera possible (simultanément à l’automatisme et autres
états passifs), de systématiser la confusion et de contribuer au discrédit
total du monde ». Rien de moins. Alors, lorsque Dali attaque Breton pour
sa confusion, il va lui-même sur ce terrain, justement décrié, mais dira
t’il : « avec méthode ».
Il suffit de regarder ses peintures pour comprendre : aucun
signifié se référant à eux-mêmes, une logique de montage, une fusion des
contraires. Il est intéressant de remarquer que c’est par le littéraire d’abord
que Dali organise son travail : « par excès de surréalisme »,
mais également parce qu’il est incontrôlable, à la limite de toutes les
limites, paradoxal et déterminé à créer dans le sillage étrange d’un
surréalisme qui parle de lui-même à la troisième personne : « Dali
est un génie », affirme t’il à maintes reprises. En somme, il invente un
nouveau lexique, une nouvelle dialectique, un nouveau rapport au monde
littéraire, à l’art, au surréalisme. Il invente et s’invente lui-même un
personnage dans une conscience que cette logorrhée extravagante puise à la
source le surréalisme, tel quel, loin des prêts-à-penser artistiques de son
époque. Toutefois, convaincu de son génie, qu’importe que cela soit interprété
comme un jeu ou une mise en scène, Dali demeure sérieux et il embrasse sans
commune mesure ses excès, jusque dans ses propos politiques. En fait, les
documents de nombreux auteurs s’entendent pour dire que Dali était apolitique,
quoique provocateur. Bon nombre des intellectuels français du groupe des
surréalistes ne lui pardonnent pas ses incartades. Dali n’aura jamais un réel
poids politique et de cela Breton ne comprends pas que les provocations de Dali
porte simplement la marque d’un personnage. Tout cela n’est que mise en scène,
pourtant Breton sera quitte pour une bonne frousse devant les propos excessifs
de Dali, et cet aspect demeure clair dans plusieurs manuels littéraires, à
l’effet qu’il est convaincu que les provocations entraîneront la mort du
surréalisme. Il dira toutefois à Gala, la femme de Dali : « je sais
très bien qu’il n’est pas hitlérien ». En dépit de cette certitude,
l’exubérance et la fantasmagorie spirite de Dali devient peu à peu
insupportable, incontrôlable et tellement excessive que cela l’oppose de plus
en plus au groupe des surréalistes. Plus tard, ses amis Paul Éluard et René
Crevel prendront sa défense. Rien n’y fait, Dali adopte obstinément un tel
comportement d’opposition envers Breton que de nombreux ouvrages ont émis
l’hypothèse que Dali serait le contraire du surréalisme. Il va jusqu’à
revendiquer son exubérance: « le surréalisme, c’est moi », redit-il
comme un slogan ad nauseam. Cliché certes, affirmeront les jaloux, mais faisant
référence à son art de vivre qui caractérise son œuvre, Dali est réellement un
surréaliste de tous les instants et cela ne se limite pas aux arts plastiques
et à la littérature, mais envahit sa sphère intime, son rapport à
l’autre, à lui-même, et se mêle à tout. Profondément spirituel, il a
« des visions », des « révélations », lesquelles
expliquent son génie et qui, selon les auteurs consultés pour les besoins de
cet article, débordent du cadre classique de l’art. En effet, doté d’une
curiosité fantastique, universelle et fabuleuse, il se rapproche en ce sens des
artistes du Moyen-âge, tel Léonard de Vinci, qui affirmait : « les mâchoires
de mon esprit sont en mouvement perpétuel ». Tel était Dali, qui affirmait
à son tour, de façon imagée, être : « en état d’érection
intellectuelle permanente », et plus encore, tentait ainsi d’imposer
puissamment sa vision du surréalisme auprès du mouvement, présidé par André
Breton.
Évidemment, sans être vraiment conscient d’imposer une nouvelle
esthétique qui marquera l’histoire littéraire, il affirma, en cita Freud, en
quelque sorte son maître-à-penser (comme si Dali avait besoin d’un
pygmalion) : « je m’y connais trop peu en esthétique pour pouvoir
développer ma proposition jusqu’à son terme ». Lucide, mais aussi
idéaliste et en quête d’absolu (sans être en quête de mort), Dali se nourrit de
pensées occultes pour concevoir sa pensée surréaliste : « toute mon
ambition consiste à matérialiser avec la plus impérialiste rage de précision,
les images de l’irrationalité concrète », écrit-il dans Conquête de
l’irrationel . En somme, selon Dali, tout est un jeu de miroirs,
double inversé, l’irrationnel étant précisément le véritable rationnel, dont la
littérature est le fer de lance, par exemple la violence de ses tracts
surréalistes, qu’il rédige dans les années 20, et qui constitue par essence, le
même style – syntaxe comprise- des tracts des ligues d’extrêmes droites ou des
textes les plus orduriers de Céline à la même époque. Décidément, la
provocation est chez Dali plus qu’une signature. Fait intéressant : les
injures et anathèmes que Dali et Breton se jettent à la tête se mêle à une
fascination l’un pour l’autre. Plus tard, la création du groupe
« Contre-Attaque », par Georges Bataille, endossera ces idéologies et
les retourneront même à ses propres armes : la violence. La dernière
phrase du texte de Bataille : « nous sommes avec ceux qui
tuent », porte un souffle exalté. André Breton signe leur manifeste.
Exalté est bien le mot. Le réel fou que deviendra Bataille au yeux de
Breton, et quinze ans plus tard aux yeux de Jean-Paul Sartre, n’est pas du même
bois que la folie créatrice d’un Dali extrasensible. Néanmoins, il se fera lui
aussi montrer la porte de sortie du groupe des surréalistes par André Breton.
Qu’à cela ne tienne : Dali distillera sa folie géniale pour alimenter,
comme on le sait, son propre surréalisme. La violence ne l’atteint pas, car celle-ci
n’a pas, chez Dali, une fureur haineuse et destructive, ni même d’un point de
vue philosophique. Après la première guerre mondiale, la jeune génération issue
des tranchées n’aura qu’une envie : abolir le reste du monde occidental
qui vient de montrer, par la guerre et les tueries, son incapacité à fonder une
civilisation. Cette influence sociale, et tous ses dévirés idéologiques, ne
seront pas au cœur du processus créatif de Dali. Dans son premier
manifeste, André Breton écrira : « l’acte surréaliste le plus simple
consiste, revolvers au poing, à descendre dans la rue et à tirer, au hasard,
tant qu’on peut dans la foule ». On sent bien là les troublantes
influences idéologiques de l’époque des surréalistes. Chez les poètes
surréalistes, plus encore perméables, extralucides, sensibles, dont Dali en
premier lieu affirmera son dégoût pour « cette saleté de culture »,
exacerbée par un excès de nihilisme généralisé, lequel était présent dans
toutes les couches de la société. De plus, la haine des Lumières, et de Voltaire
en particulier, constitue chez les surréalistes de l’époque, bel et bien la
haine de la raison et de la tolérance: cette violence effective à la raison
donne froid dans le dos, mais il ne faut pas oublier que c’est aussi de là que
naît la création surréaliste dont Dali se dissociera par la suite certes, mais,
lorsque vous regarderez admirativement les tableaux de Dali, n’oubliez pas ce
point, qui pour ma part, a modifié complètement ma vision des
choses.
L’écriture automatique n’est qu’un tout petit bout, sauvage, immédiat,
indompté, du surréalisme. Il fut mis, peut-être de façon exagéré, à la hauteur
et au rang de quasi-divinité, et bien que l’on puisse reconnaître là un langage
impropre, donc un véritable langage, il faut cependant admettre que la démesure
n’en est en rien raisonnable.
Bref, Dali est encore tellement immense dans l’imagerie collective,
qu’il allume encore aujourd’hui des débats enflammés. Toutefois, sans être
associé aux idéologies puristes des intellectuels du groupe, il s’avère être un
homme très discipliné et sérieux, dans son art et ses idées. Sa phrase
célèbre : «je ne plaisante jamais », fait référence à ses
commentaires maintes fois grossis et rapportés par la critique. Provocation et
excès donc, mais toujours avec cette rigueur et un esprit analytique constant.
Un caractère méticuleux et perfectionniste, dont le surréalisme s’imprime au
travers la lumière de ces mêmes excès et provocations, ce qui exprime sa force
créatrice, son intuition, une capacité de voir et de percevoir le monde, pour
atteindre un niveau de surréalisme propre à Dali, bref, une façon de créer
complètement inédite et originale. La liberté est pour lui un mot d’ordre (!),
contradictoire jusque là, mais la liberté… ah la liberté! C’est ce qui
constitue en quelque sorte la trame sonore du film, le letmotiv de Dali, comme
s’il avait besoin de cela pour se distinguer des autres, dans son art, ses
idées et sa personnalité.
En effet, quoique symbolique d’une époque et d’une culture, il faut
regarder plus loin que le concept de liberté, sinon que l’opposition d’un
concept radical, la liberté chez Dali se mélange aux rêves, au fantastique, aux
visions, à la recherche, à la littérature, la peinture et la musique. En fait,
il est tellement fasciné de littérature qu’il invente ses propres schèmes; et
par le littéraire, il rêve à la « constellation du réveil », qui est,
selon lui, la temporalité des pouvoirs à profaner, car pour Dali, l’ordre
hégémonique est sapé et tout le siècle en sera illuminé, comme une erreur
qui coïncide avec un phénomène collectif : un environnement social
allégorique! Sa peinture, précisément, révèle cela, comme une ambiguïté
épistémologique certaine, car ce regard éclaté, exorbité, surréaliste,
« hors piste », est libre. Certains diront anarchique, rétif aux
activités du groupe, et donc profondément solitaire. Oui, mais libre.
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