En 1972 paraît l’ouvrage Stone Age Economics de l’anthropologue Marshall Sahlins. Il sort en France en 1976 sous le titre Âge de pierre, âge d’abondance. L’auteur a pour objectif de déconstruire ce qu’il considère comme des idées reçues sur les inconvénients des sociétés primitives et les avantages de la civilisation industrielle. Il jette un pavé dans la mare et démontre que les chasseurs-cueilleurs avaient une vie pleine d’abondance et moins pénible que les peuples sédentarisés.
On apprend en effet qu’ils ne travaillaient que quelques heures par jour et étaient mieux nourris que les êtres humains qui succédèrent à la révolution néolithique, l’agriculture et la sédentarisation. L’ouvrage eut un effet retentissant. De l’aveu de l’anthropologue libertaire David Graeber, il eut une influence décisive sur l’émergence des mouvements écologistes, décroissants et primitivistes dans les années 70. La conclusion de ce récit est a priori déroutante et pose une véritable question : pourquoi diable les êtres humains se sont-ils sédentarisés, puisque cela les a conduits à travailler plus pour gagner moins ? Les humains sont-ils aussi rationnels qu’ils le prétendent ?
Chasseurs-cueilleurs et malthusianisme
Toutefois les soupçons d’irrationalité semblent se dissiper si l’on inclut dans notre équation la question de la durabilité du mode de vie des chasseurs-cueilleurs. Les économistes Douglass North et Robert Paul Thomas décrivent bien le problème quand ils rappellent que les chasseurs-cueilleurs agissaient comme des parasites[1]. Ils mettent en scène une vaste tragédie des biens communs.
Ils n’ajoutent aucune richesse à ce qu’offre spontanément la nature. Ils ont toutes les incitations à la surexploiter en l’absence de droits de propriété bien définis. Ils sont enfin soumis à des rendements décroissants et à de lourdes contraintes démographiques. Partout où ils passent, leurs ressources trépassent. De plus en plus de scientifiques pensent que les activités de chasse de l’homme préhistorique sont au moins partiellement responsables de l’extinction de la mégafaune du pleistocène[2].
On croit aujourd’hui que c’est cette durabilité fragile qui conduisait les populations de chasseurs-cueilleurs à recourir à des pratiques malthusiennes draconiennes pour limiter leur démographie : allaitement prolongé des femmes, consommation de contraceptifs et d’abortifs, abstinence, guerres et, surtout, infanticides routiniers. Certaines études avancent que « les tueries intra- et intergroupes éliminaient régulièrement plus de 5% de la population par génération »[3]. L’anthropologue Joseph Birdsell estime que le taux d’infanticides durant le pleistocène se situait entre 15 et 50% du nombre total de naissances et les femmes semblent davantage visées par ce genre d’exactions[4][5].
Les intellectuels qui idéalisent le plus le mode de vie des chasseurs-cueilleurs ne nient pas le recours fréquent aux infanticides. Des anthropologues comme James C. Scott ou Marshall Sahlins attribuent cependant ce comportement aux contraintes logistiques du nomadisme, incompatibles avec la présence de trop nombreux enfants en bas âge.[6]. Mais ces assertions qui tordent un peu le cou à la littérature dominante rejoignent in fine le problème de la durabilité. Car c’est bien l’épuisement des ressources qui oblige les chasseurs-cueilleurs à migrer continuellement.
L’invention du capitalisme agricole, une réponse écologique aux excès des chasseurs-cueilleurs ?
La fraternité émancipatrice des premières communautés primitives et leur harmonie avec la nature se révèlent donc être une fable. L’oisiveté relative qui caractérise le mode de vie primitif et libertaire ne s’obtenait qu’au prix d’exactions destinées à pallier une gestion insoutenable des substances disponibles à l’état sauvage. Il faut attendre le néolithique pour contourner ce problème par l’institution de l’agriculture.
L’agriculture inaugure plusieurs bouleversements majeurs. Elle introduit les premières formes de propriété foncière, végétale et animale à des fins de domestication, de conservation et de production durable. L’homme cesse de n’être qu’un simple consommateur. Il devient un producteur.
C’est donc en toute logique qu’il cesse aussi de se percevoir comme un parasite et qu’il s’autorise à former des communautés plus densément peuplées. La densité des communautés de chasseurs-cueilleurs était généralement de 0,1 personne par mile carré (2,590 kilomètres carrés) environ, à l’exception des zones plus concentrées en ressources. On estime que les premières formes d’agriculture permettaient de multiplier cette densité au moins par 40[7].
L’agriculture humanise les rapports familiaux. Elle réduit la nécessité de recourir aux infanticides. De l’aveu même de l’anthropologue libertaire James C. Scott, « Les agriculteurs sédentaires connaissaient des taux de reproduction sans précédent »[8].
La propriété privée, mère de l’écologie
Les droits de propriété apparus avec la révolution de l’agriculture sont donc nés des contraintes démographiques qui découlaient inévitablement des excès environnementaux propres au mode de vie des sociétés primitives. Quelles leçons retenir de cette histoire ?
La fable du bon sauvage reste un mythe. La civilisation fondée sur le principe de la propriété privée n’est pas l’ennemie du développement durable. Ce sont au contraire les sociétés qui méprisent ou ignorent la propriété privée qui s’exposent aux tragédies et aux exactions malthusiennes.
La propriété privée est enfin une force de responsabilisation et de conservation. La totalité des espèces menacées d’extinction sont aujourd’hui des espèces sauvages alors que les animaux domestiqués, notamment à des fins alimentaires, n’ont jamais été aussi nombreux. L’enjeu de la conservation des ressources consiste donc à introduire de la domestication - et de la propriété privée - partout où c’est possible.
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