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11 septembre, 2015

Une bulle qui ruina le monde

« Une bulle qui ruina le monde » par G. Garrett
Revue de livre par Johan Rivalland

Comment l’ampleur des dettes souveraines mena à la Grande crise de 1929. Et comment les mêmes erreurs ont trop tendance à se perpétuer, alors qu’il est fondamental et pourtant simple de tirer les leçons du passé.

Christophe Jacobs, avec le soutien et les encouragements de l’Institut Coppet, a entrepris fort opportunément de traduire les chroniques éditoriales des années 1915-1932 de Garet Garrett, journaliste économique et directeur de journal influent de l’Amérique de ces années-là.

Une entreprise parfaitement bienvenue alors que le monde subit des chocs économiques violents à la suite d’erreurs qui ne devraient plus avoir lieu si on savait tirer les enseignements de l’histoire économique.

Présentation d’ensemble d’un ouvrage très pédagogique et clair, dont on ne peut que conseiller la lecture.

Les origines de la bulle

L’ordre de présentation des chroniques ne respectant pas une chronologie, mais plutôt une logique propre et cohérente, Garet Garrett commence (nous sommes en 1928) par dresser une cosmologie de la bulle. Une formule, en guise d’ouverture, résume bien l’idée-phare qui reflète la situation :

« Le Seigneur offre la croissance, mais les hommes ont élaboré le crédit. »

Et le phénomène n’est pas nouveau : G. Garrett se réfère, à titre d’exemple, à l’épisode resté tristement célèbre de la crise des tulipes apparu en Hollande au XVIIème siècle. Sauf que, cette fois-ci, le phénomène dépasse en ampleur tout ce qui avait pu précéder. Débiteurs et créanciers du monde entier ont, en effet, en même temps « poursuivi les mêmes mirages ». Bien plus encore, « la déraison du prêteur a dépassé l’extravagance de l’emprunteur ».

Ainsi, tout a commencé avec la Première Guerre Mondiale, qui s’est financée à crédit. Pour des montants qui ont conduit à des dettes effroyables, elles-mêmes ayant donné lieu à de nouveaux emprunts, portant sur d’immenses sommes d’argent en provenance à la fois du crédit interne, mais aussi et surtout du capital privé américain.

Or, une fois la guerre finie, non seulement le fardeau de la dette était incommensurable, mais il s’est encore accru d’année en année, chaque pays ayant tendance à penser, de manière très commode, que « la panacée pour soigner la dette est le crédit ». Au prix d’une dette effroyable, dont G. Garrett ne peut que s’inquiéter (je rappelle que nous ne sommes encore qu’en 1928).

Inquiétude insuffisamment partagée, puisque l’éditorialiste relève que l’état d’esprit général de l’époque est que « les gens ont droit à certaines améliorations de la vie. S’ils ne peuvent pas payer immédiatement, c’est-à-dire si ces améliorations ne peuvent pas être tirées de leurs propres ressources, la doctrine assume que les gens n’y ont cependant pas moins droit, et qu’il faut les fournir à crédit. Et de peur que cela ne paraisse déraisonnable, on ajoute en conclusion que, si le niveau de vie général devait s’élever par l’effet du crédit (…), alors les gens seront de meilleurs créanciers, de meilleurs clients, plus conviviaux, et ils seront enfin à même de payer leurs dettes volontairement ». Quelle naïveté… (pourtant aujourd’hui encore largement partagée). Et on connait d’ailleurs la suite

Le processus n’est pas, non plus, sans rappeler la situation de la Grèce aujourd’hui :

« Comment les gens pourront-ils vivre comme ils ont appris à vivre, et comme ils ont le droit de vivre, sans les fruits du crédit ? Peut-on leur dire de revenir en arrière ? Ils ne reviendront pas en arrière. Ils se soulèveront d’abord. Telle est la rhétorique illustrant le point de vue émotionnel. Elle ne dit pas que, ce contre quoi les gens menacent de se soulever, c’est le remboursement de la dette issu du crédit englouti. Quant à ceux qui ont vécu à crédit au-delà de leurs moyens, la dette les dépasse (…) S’ils répudient leur dette, c’est la fin de leur crédit. Devant le dilemme, la solution idéale, donc celle également recommandée pour le créancier lui-même, est davantage de crédit, davantage de dettes. »

Garrett remarque en outre que la prospérité à crédit va à l’encontre de tout ce que la pensée économique avait pu démontrer jusque-là, reposant sur l’augmentation et l’échange de la richesse, le crédit n’en étant que le produit.

Une fantastique méprise dont le plus étonnant, selon G. Garrett, est le succès imaginaire reçu auprès de la finance internationale, persuadée que le commerce international s’en trouverait stimulé, résolvant ainsi le problème de la dette internationale. Un raisonnement et un mécanisme entièrement fondés sur la foi en les vertus des balances commerciales excédentaires… stimulées par le crédit (et un retour, d’une certaine manière, au mercantilisme, dont on aurait pourtant pu penser un temps qu’il resterait rangé parmi les échecs retentissants de l’histoire). Le principe : le crédit américain accordé aux pays européens, à même de pouvoir alors acheter les excédents américains et dégager à leur tour des excédents qui permettront de rembourser leurs dettes. Sauf que le crédit américain aux Allemands se transforme en crédit allemand aux Russes, etc. Une sorte de serpent qui se mord la queue. Avec pour résultat, en réalité, un nouvel accroissement des dettes et un effondrement mondial du commerce extérieur, aggravé par les mauvais réflexes protectionnistes dans ce genre de circonstances et avec ce genre de théories.

C’est l’époque où la Réserve Fédérale est créée (décembre 1913), jouant un rôle majeur dans le financement de l’Europe qui va avoir lieu. Et celle de la prise de conscience soudaine par les États-Unis de leur rôle de première puissance à la fois industrielle, mais aussi financière, avec « la plus belle machine de crédit du monde ». Et, pour la première fois au monde, d’une puissance amenée à « penser à l’échelle internationale », « premier signe avant-coureur de la méprise à venir », selon l’auteur. Celle qui conduit, pour des tas de raisons, notamment sentimentales, au développement immodéré des sources du crédit, chacun se sentant, à son niveau, une responsabilité vis-à-vis du Vieux Continent, y compris les citoyens américains par leur épargne, via le développement effroyable des obligations, produits quelque peu hasardeux dans le contexte de l’époque, que les banquiers ont écoulé massivement sans parcimonie ni sens de la mesure. Pire encore, un système délirant où, en définitive, l’appétit de création de crédit était si fort que les représentants des établissements bancaires de Wall Street sont allés jusqu’à solliciter massivement à travers le monde les demandes de crédit, grâce à un démarchage actif (souvent à l’aide de pots de vin), tandis qu’ils recouraient à des techniques de vente agressive auprès d’une clientèle de prêteurs fortement demandeuse aux États-Unis.

Tout ceci s’est fait en l’absence de réglementation. Et le jeu fut trouble, notamment avec l’Allemagne, dont les États-Unis ont finalement financé par l’emprunt le remboursement de ses dettes de guerre. Les Américains se sont, en quelque sorte, payés eux-mêmes.

« Que la dette ne doive jamais être remboursée, qu’elle puisse être indéfiniment reportée, qu’un pays créancier puisse se rembourser lui-même en augmentant progressivement les dettes de ses débiteurs, telle était la logique de cette illusion de crédit. »

Faisant le parallèle avec John Law et sa bulle du Mississipi, G. Garrett note que

« la faiblesse fatale du concept est que vous ne pouvez pas arrêter. Lorsque de nouveaux créanciers ne sont pas amenés à se présenter plus rapidement que les anciens créanciers demandent à être payés, la bulle éclate (…)  Il n’y a rien de nouveau dans le système. Ce qui est nouveau, c’est que pour la première fois le monde entier s’y est essayé. »

Anatomie de la bulle

G. Garrett s’intéresse ensuite aux mécanismes du crédit, moteur essentiel de l’économie, certes, mais qui parfois, en raison de certaines inconséquences ou projets fous (souvent publics) qu’il compare aux constructions des pyramides en Égypte (environ 100 000 hommes, rappelle-t-il, avaient été mobilisés d’autorité pendant vingt ans rien que pour celle de Khéops, faisant d’eux ensuite des « oubliés », tandis qu’ils auraient pu contribuer, pendant toutes ces années-là, à améliorer grandement le bien-être de la Société en étant affectés autrement), mène à un aveuglement et à des catastrophes effroyables.

Tel est le cas de la bulle de 1929, un type de pyramide invisible et éphémère, fruit d’une spéculation délirante et d’une fiction collective qui n’a eu pour effet, par une forme d’effet d’éviction, que d’engloutir le crédit de manière accélérée et incontrôlable, là où il aurait permis de grandes réalisations bien concrètes et utiles en termes de richesse réelle dans le pays. Avec l’issue que l’on connait, les « oubliés » étant tous ces petits épargnants qui, en retirant tous en même temps leur argent ont contribué à accélérer la chute des banques, quand il leur a seulement été possible de le récupérer…

G. Garrett explique ainsi, de manière très concrète et pédagogique la manière dont fonctionne le crédit. Un parfait cours d’économie pour qui veut s’instruire de choses qui lui échappent éventuellement.

Il cite d’ailleurs aussi, au passage, une autre pyramide invisible, très liée à notre actualité immédiate (et dont certains devraient tirer leçon), le soutien artificiel aux prix :

« Le Conseil Fédéral du Fermage a construit deux grandes pyramides dans l’agriculture, l’une dans le blé et l’autre dans le coton, et les a nommées stabilisation. Il utilisait le crédit du gouvernement, emprunté à la population, pour soutenir les prix du blé et du coton. Néanmoins, les prix du blé et du coton ne pouvaient que chuter, et le crédit fut perdu. Il y a eu toute une vague de pyramides portant le nom de la stabilisation. Des dizaines d’entre elles, publiques ou privées, ont été construites en utilisant le crédit dans un effort plus ou moins désespéré de soutenir les prix qui étaient destinés à chuter pour des raisons naturelles. »

Et il n’oublie pas, bien sûr, parmi toutes ces pyramides, d’insister surtout sur cette multiplication du crédit envers les pays étrangers évoquée plus haut, avec pour fin de contribuer aux débouchés pour le commerce américain et ses excédents, avec l’échec que l’on sait et l’incapacité à rembourser de certains pays, qui va faire plonger le système dans son ensemble…

La description du processus inverse à celui du crédit (qui vaut d’ailleurs son pesant d’or !) montre en détail, et de manière tout aussi concrète, comment la demande de récupération de son argent par « l’oublié » (le petit déposant) engendre une remontée en cascade de demandes de remboursements de crédit (pour un multiple de 10). Par un effet cumulatif, une spirale infernale se développe, entraînant un effondrement des actions (spéculateurs) et, pire encore, des obligations émises par les banques, qui entraînent leur chute. Des pages passionnantes à lire attentivement pour bien comprendre ce qui s’est passé exactement.

Ce sont ainsi 3635 (!!!) banques de toutes sortes, en 1930 et 1931, qui se sont trouvées ruinées et ont dû fermer, privant des millions de petits déposants de leurs économies sagement accumulées durant toute une vie de labeur. Un vrai drame et un vrai scandale…

L’inflation et la déflation du crédit ont mené aux mêmes maux et produit des misères similaires :

« L’inflation du crédit – frénésie, délire, enrichissement fantastique. La déflation du crédit – déclin, crise, honte. Un état succède à l’autre et on ne peut y échapper, car l’un est la cause et l’autre la conséquence ».

Le sauvetage de l’Europe

Le troisième chapitre du livre est très intéressant également. Il montre comment le plan Hoover destiné à sauver l’Allemagne de l’effondrement financier, en 1931 (« et éviter ainsi une catastrophe dont il était prévisible qu’elle affecte de manière désastreuse la structure de la finance internationale toute entière », ce qui nous rappellera ici aussi bien des choses…), outre les difficultés particulières de sa mise en œuvre, a suscité rapidement de l’amertume en Europe, y compris en Allemagne et s’est quasiment retourné contre les Américains (cela rappellera aussi l’ingratitude de la Grèce à l’égard de ses prêteurs et de l’Allemagne en particulier), accusés par les uns (les Allemands) de n’y voir que leur intérêt, par les autres (les Français) de se mêler de ce qui ne les regarde pas, en voulant une fois de plus donner des leçons aux autres ; tandis que les États-Unis se drapaient dans un voile d’auto-satisfaction et semblaient céder au mirage classique des bonnes intentions.

De surcroît, en seulement deux semaines, les 300 millions de crédit accordés avaient déjà été engloutis par l’Europe et surtout, les créanciers privés, pris de panique en constatant le besoin d’aide de l’Allemagne, rejoints en cela par les Allemands eux-mêmes, se mirent à fuir le Mark, risquant de conduire toute l’Europe à l’écrasement.

Il est alors apparu nécessaire de proposer très rapidement un second plan Hoover, triplant le montant de l’aide à l’Allemagne sans que cela ne résolve le problème de fond le moins du monde.

Et, comble de « malchance », d’autres crises (sauvetage de la Banque d’Angleterre, entre autres, victime notamment de la mauvaise gestion travailliste et ses budgets en déficit année après année, sous l’effet en particulier des largesses offertes en matière de prestations sociales) intervinrent aussitôt, conduisant les États-Unis à intervenir de nouveau, de manière de plus en plus massive. Un appel accru des Européens au crédit américain.

Et, une nouvelle fois, avec des réactions d’une vive hostilité de la part de la population, ne comprenant pas que les prêteurs n’acceptent d’accorder leur aide qu’en échange d’un effort de meilleure gestion de l’argent public. La Banque de Réserve Fédérale de New York était accusée de « mettre un pistolet sur la tempe » de l’Angleterre.

« Comment les populations arrivent-elles à ce niveau de déraison – comment le peuple Anglais y arrive-t-il, connaissant bien l’état d’esprit du créancier lui-même puisqu’il fut l’un des principaux créanciers du monde avant nous ? »

Telle est la question que se pose G. Garrett. Et tel est le constat que nous pouvons tirer nous-mêmes au vu de notre actualité de l’éternel recommencement des choses (et des erreurs).

Mais « la finance est égarée dans son propre monde. Elle ne sait ni comment aller de l’avant, ni comment retourner en arrière ». Et, dès lors, elle ne contrôle plus les événements, s’engage dans la fuite du crédit infini et de « la crédulité du créancier », et pire encore « adopte l’état d’esprit des masses dans la rue ».

C’est ainsi que la spirale du crédit s’est envolée à des niveaux incroyables et totalement déraisonnables, et a fini par être garantie non par les Européens mais les Américains eux-mêmes, « les pires prêteurs du monde » car prêtant « impulsivement, d’une manière émotionnelle, téméraire et non systématique », à partir de « ce sentiment étrange que nous sentons peser sur nous en permanence, de devoir sauver l’Europe ».

Pour quel gain ?

« En tout cas, pour commencer, ni l’amitié, ni la bonne volonté de l’Europe. Au contraire, nous avons inspiré à nos débiteurs en Europe un état d’esprit détestable envers nous-mêmes (…) Mais ce qui la rend bien pire en Europe et lui confère un sinistre poids politique, est la manière partiale dont elle est exploitée, non seulement par la presse et les politiciens, mais par des hommes d’État responsables, par les ministres des Finances qui n’arrivent pas à équilibrer leurs budgets, par les gouvernements quand il est nécessaire d’augmenter les impôts »

L’Histoire qui réchauffe toujours les mêmes plats, disais-je…

Ici, l’Allemagne qui paye ses dédommagements de guerre grâce à l’argent américain, dont les autres pays profitent pour payer les remboursements annuels de leurs propres dettes, le gouvernement américain ne récupérant qu’une petite partie de son propre argent.

« Mais si vous en parlez à un européen, si vous en parlez même à un de ceux qui en ont conscience, il est offensé. Très peu d’entre eux en ont vraiment conscience, d’ailleurs ; il est plus aisé de croire ce qu’ils entendent de la bouche de ceux qui exploitent l’état d’esprit du débiteur ».

Ressentiment qui s’est rapidement transformé en haine du « riche » et de ceux à qui on prête l’intention « d’asservir le monde avec leur or ».

En définitive, G. Garret qualifie d’absurdité cette idée du gouvernement américain de l’époque d’avoir voulu intervenir dans les affaires européennes (y compris la guerre).

« En moins de dix ans la finance a accompli une chose dont l’idée avait été rejetée par le peuple américain depuis un siècle et demi, à savoir le fait de s’immiscer à l’étranger ».
« Il existe en outre le danger que la pensée se dénature au point de conclure qu’une nation riche, seulement du fait qu’elle est plus riche que les autres, est obligée de disperser son excédent parmi les envieux et les moins fortunés. Cette idée, en effet, a été soutenue par de nombreux savants européens de l’économie politique. Mais ceux-ci ne voient pas, ou ils ne se soucient pas de ce que l’emprunt international tend ainsi à devenir téméraire et irresponsable, et surtout, de ce qu’il prenne ainsi une forme, évoquant la conception ancienne d’un pillage ».

Le sauvetage de l’Allemagne

G. Garrett considère ensuite le sauvetage de l’Allemagne sous l’angle du jeu européen, de la propagande allemande visant à organiser sa propre insolvabilité (il s’agissait, en réalité, de la troisième grande crise allemande) et susciter les aides et emprunts, de l’intervention des comités internationaux d’experts, des rivalités entre voisins européens et des grandes conférences internationales de crise, visant à trouver des solutions pour sauver l’Allemagne (qui n’entendait pas payer des indemnisations de guerre qu’elle considérait plutôt comme un tribut).

Un jeu complexe que je ne détaillerai pas ici, vous renvoyant au livre, afin d’éviter d’allonger trop encore cet article. Un jeu de dupes où l’Allemagne savait que les obligations « pourries » qu’elle avait émises abondamment se trouvaient répandues partout dans le monde (encore une fois un parallèle stupéfiant avec la Grèce d’aujourd’hui) et suscitait la panique de la finance internationale, contraignant le monde (et en particulier les États-Unis, bien sûr) à devoir une nouvelle fois intervenir, d’autant qu’on craignait que l’Allemagne ne tombe dans le giron communiste ou, avant même cela, déstabilise les pays voisins par une politique de dumping économique destructrice. Un ensemble de craintes sur lesquelles elle savait jouer, pour mieux refuser les concessions, préférant brandir ce genre de menaces en cas d’échec des négociations. Et les créanciers savaient, en outre, qu’ils avaient trop à y perdre en cas de répudiation de sa dette.

Menace à la fois sur la structure politique de l’Europe et sur la structure économique du monde. Voilà qui explique comment l’Allemagne a ainsi été une nouvelle fois renflouée de manière folle. Et son coup de maître aura été de n’avoir jamais payé, en réalité, d’indemnisations de guerre. « Elle a fait en sorte que le monde les paie pour elle ; elle a fait en sorte que les créanciers se paient eux-mêmes », avec au premier rang d’entre eux son pire ennemi, celui qui lui avait fait perdre la guerre. 

Et pendant ce temps-là, elle s’était bâti, avec l’argent des emprunts, un véritable empire industriel (le second au monde) et avait développé fantastiquement toute son économie, les logements, les équipements publics et sociaux, à la stupéfaction de ses voisins, faisant preuve d’inventivité et bâtissant, dans tous les domaines, des choses prodigieuses que même ses créanciers n’étaient pas en mesure d’acquérir.

L’utilisation de la poule aux œufs d’or

Dans le chapitre suivant, G. Garrett explique comment les États-Unis se sont trouvés en quelque sorte pillés de leurs réserves d’or (rappelons que nous sommes à l’époque de l’étalon-or). Nous sommes maintenant en 1932. Le sauvetage de l’Europe a coûté cher, mais s’est aussi accompagné vers une fuite bien plus forte que prévu des réserves d’or vers l’Europe, en raison du moratoire d’un an accordé sur les dettes, qui ne pouvait donc donner lieu à aucun remboursement en or, tandis que l’Europe, elle, exigeait le paiement en or de tous ses avoirs à New York, via la vente de ses obligations et actions américaines ; au moment où les banques américaines, elles-mêmes acculées face à l’agonie de leurs placements en Europe étaient contraintes de vendre leurs obligations américaines les mieux notées.

Mais, avec stupéfaction, on découvre que l’or est « détourné » surtout par… la France, qui détient ainsi rapidement la moitié du stock dont les États-Unis disposent eux-mêmes, pour une richesse nationale cinq ou six fois inférieure. Avec quelle intention ? Faire courir la rumeur (concurrencée en cela par la Grande-Bretagne) de l’effondrement financier imminent des États-Unis, et proclamer au monde entier la fin prochaine du système de l’étalon-or, pour mieux affirmer le rôle du franc en tant que véritable monnaie en or du monde. Édifiant.

S’en est suivi un début de panique, de vente massive de dollars dans certains pays, dont la valeur baissa, avant qu’on se rende compte que les rumeurs françaises étaient fausses.

Le réel objectif de la France était d’obtenir, par la négociation avec les Américains, le retour au plan Young tué dans l’œuf par les Allemands, l’effacement de ses dettes au Trésor Public des États-Unis (prises en charge par le contribuable américain) et la poursuite des indemnisations de l’Allemagne en sa faveur, voire le projet politique de ruiner celle-ci.

Un chapitre fantastiquement raconté et ici trop rapidement résumé, dont je vous conseille la lecture pour mieux comprendre la complexité du jeu et de la rivalité entre Français, Américains et Britanniques.

L’invention de l’or

G. Garrett revient ensuite sur l’essence de l’étalon-or, rappelant que l’or, parce qu’il est la moins instable des ressources (relative constance de l’approvisionnement et des efforts pour l’extraire, inaltérabilité du métal) constitue la référence la plus commode à cette époque. Mais il ne s’agit que d’une convention, de même que la valeur à laquelle il est fixé en tant que monnaie. Il n’est donc qu’une représentation formelle contingente. Et il n’a d’ailleurs pas toujours été considéré comme la monnaie de référence (et ne l’est plus aujourd’hui, comme on le sait), puisque à l’origine, par exemple, le dollar ou la livre-sterling étaient auparavant représentés en argent.

Toujours est-il que la convention de l’étalon-or porte sur le ratio entre le montant de crédit créé et la quantité réelle d’or, qui est, là encore, évolutif selon la vitesse d’accroissement du commerce mondial au regard de celle de l’offre d’or. L’auteur montre alors comment la fonction moderne de l’or consiste donc à « limiter la quantité de monnaie et de crédit qui pourrait éventuellement être créée et mise en circulation intentionnellement et de façon irresponsable ».

Le problème vient lorsque la créativité en matière d’apparition de nouvelles formes de crédit atteint un niveau tel que, par une sorte de leurre et d’illusion collective conduisant à ce que « tout le monde puisse devenir infiniment riche par le biais de la dette infinie », on aboutit à une situation comme celle de 1928 et 1929. D’où l’importance de la définition de la convention sur l’or, qui doit agir comme une sorte de garde-fou. La confiance à l’égard des dépôts, du crédit, des obligations ou de la monnaie-papier en dépend. Mais l’auteur est très pessimiste sur la propension collective à retrouver les mêmes démons, et est convaincu que de telles crises se renouvelleront immanquablement ; l’histoire nous le prouve effectivement.

En cas de rupture de la confiance, c’est alors le développement de l’inflation, puis l’effondrement, avec une concurrence aiguë qui se développe entre les différents acteurs, États comme particuliers, pour rechercher l’or en tant que valeur-refuge. D’où l’importance d’une règle de bon sens dont la description fait ici penser un peu à la proposition de Milton Friedman d’une règle de progression de la création monétaire au rythme de la création réelle de richesse, sans qu’elle soit définie de manière aussi stricte.

Le livre des amortissements

Le dernier chapitre, le plus long, mais que je ne présenterai que très brièvement en raison de la longueur de cet article, porte sur l’émission des Liberty Bonds, les obligations ayant permis aux Alliés, ruinés et au bord de la défaite, de financer à partir de 1917 la reconquête et la fin de la guerre, puis le secours après-guerre et la reconstruction. Pour le montant prodigieux de près de 11 milliards de dollars de l’époque (à multiplier par 100 pour avoir une idée approximative en dollar actuel).

Ce chapitre est l’occasion d’assister à quelques échanges passionnants au Parlement et au Sénat américains lors des discussions sur l’émission de ces obligations, de voir avec quelle générosité, absence de garanties et une totale liberté d’utilisation, ces prêts ont été consentis, par le contrat (donc de manière très claire et non contestée à l’époque), et de constater avec quelle mauvaise volonté et mauvaise foi ultérieure ont réagi les Européens lorsqu’il s’est agi, après-guerre, d’en venir à la période des remboursements. Ce qui permet d’apporter un éclairage supplémentaire aux chapitres précédents (et d’observer, une nouvelle fois avec notre expérience d’aujourd’hui, le caractère immuable de cette mauvaise volonté de la part de certains emprunteurs a posteriori).

La liberté d’utilisation offerte a notamment induit des comportements inattendus, comme l’utilisation, par des mécanismes sophistiqués, d’une partie des sommes prêtées, non pour le financement de la guerre elle-même, mais le soutien de la livre-sterling comme monnaie de référence. D’où les conflits diplomatiques que cela a occasionné après-guerre et le développement de relations particulièrement tendues, faites d’amertumes et de rancœurs, que l’on peut observer à la lecture.

Une tentative de coalition entre Alliés européens a visé, de manière particulièrement insidieuse et pernicieuse, chacun promettant à l’autre l’effacement de leurs dettes mutuelles en cas de réussite, à obtenir des États-Unis un effacement total des dettes, avec au centre de ce jeu de dupes, une Grande-Bretagne manipulatrice et de fort mauvaise foi, face à un prêteur unique et universel, les États-Unis, qui était allé jusqu’à devoir payer ses propres interventions et envoi d’hommes en Europe dans la dernière période de la guerre, tandis qu’il faisait crédit dans le même temps à tous ses débiteurs de toutes leurs opérations sur son territoire.

Et l’Amérique était considérée comme cupide du simple fait qu’elle escomptait bien le remboursement des dettes envers son Trésor Public par ceux-là même qu’il ne dérangeait pas dans le même temps de faire appel de manière continue et irrationnelle au grand réservoir de crédit privé de Wall Street pour tout ce qu’ils voulaient, sans retenue.

Les arguments fallacieux et tentatives d’arrangement se sont ainsi succédé pour tenter de justifier le non remboursement.

Il fallut finalement faire appel aux procédures d’arbitrage et les menaces d’interdiction d’emprunts nouveaux pour obtenir tardivement gain de cause, ce qui ne se fit qu’avec réticence et uniquement les dettes postérieures à l’armistice. Mais cela n’empêcha pas la mauvaise foi de continuer, les Américains étant accusés d’entraîner la ruine de l’Europe, alors même que pour un dollar remboursé, ce sont trois dollars qui étaient nouvellement prêtés.

Qu’est-ce qui, donc, avait pu expliquer tout ce ressentiment des européens à l’égard des États-Unis, grands perdants de cette intervention durant la guerre ? « (…) l’accession soudaine à une position de puissance dominante » de ceux-ci.

« La domination mondiale avait été pendant des siècles l’un des attributs incontestés en Europe ; puis au beau milieu d’une querelle meurtrière concernant la question de savoir quel membre européen l’obtiendrait ensuite, le pouvoir de domination a lui-même disparu. Il est réapparu sur un autre continent, en dehors d’atteinte de toute conquête (…) Quelles étaient donc ces dettes, sinon un rappel amer des attributs perdus de l’Europe ? »

Garet Garrett, Une bulle qui ruina le monde, CreateSpace Independent Publishing Platform, Institut Coppet, traduit par Christophe Jacobs, janvier 2015, 216 pages.


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