L’État-Nation est souvent décrit comme un archaïsme inadapté au XXIème siècle, qui impose des frontières dans un monde qui a besoin d’être global. Dans son dernier essai, Henri Guaino cherche à prouver le contraire. Analyse.
Dans son livre En finir avec l’économie du sacrifice, Henri Guaino (j’en ai déjà parlé ICI) s’en prend, chapitre après chapitre, à ceux qu’il appelle les « bons élèves », ceux qui savent trop bien une leçon qu’il estime valable pour une autre époque, « celle où ils sont formés et promus », et qu’ils continuent d’appliquer à une époque, la nôtre, où le contexte est différent. Discours contre l’élite, qui s’appuie paradoxalement sur de nombreuses citations tirées des économistes du XIXème siècle entre autres, de Keynes à Malthus et Léon Walras.
Une défense originale de l’État-nation
Parmi les sujets, la disparition des États-nations. On constate en effet que l’État-nation est souvent décrit comme un archaïsme inadapté au XXIème siècle, qui impose des frontières dans un monde qui a besoin d’être global, avec une unité du commerce, bénéficiant du progrès des techniques de communication. Les États-nations sont sources de coûts, de droits de douane, de contrôle des capitaux, mais surtout de discontinuités juridictionnelles et de différences de devises.
Pour défendre l’État-nation Henri Guaino va chercher un article de 2012 d’un économiste de Harvard, Dani Rodrik.Cela donne envie de comprendre de plus près leurs arguments. D’ailleurs Henri Guaino n’hésite pas à les reprendre un par un dans le chapitre qu’il consacre au sujet : Les trop bons élèves ont appris que les États-Nations allaient disparaître, ils en tirent des plans sur la comète.Mais il est utile, pour comprendre, de se référer aussi au texte original.
Se libérer des instances nationales
C’est vrai que l’on pourrait croire qu’avec le développement de l’internet, de l’information, de la mondialisation, on se sent de plus en plus citoyen du monde. Les entreprises sont mondiales, leurs employés voyagent d’un continent à l’autre. Les instances qui régulent le commerce et les échanges sont de plus en plus internationales.
Ce besoin de se libérer des instances nationales ne date pas d’hier, et rassemble à la fois les libéraux et les socialistes, puisque Dani Rodrik vient citer Léon Trotsky, en 1934, à l’appui : « Comment garantir l’unité économique de l’Europe, tout en préservant la totale liberté du développement des peuples qui y vivent ? La solution à cette question peut être obtenue en libérant les forces productives des fers que leur imposent les États nationaux. » Quels libéraux ne deviendraient pas trotskystes à cette lecture ?
Citoyens du monde
D’ailleurs, ces citoyens du monde existent. Mais là où l’étude de Dani Rodrik est intéressante, c’est qu’elle montre, à partir d’une enquête de World Values Surveys, couvrant 83.000 individus dans 57 pays, à partir de questions sur leur attachement au local, au national, et au global, que c’est bien l’attachement national qui est le plus fort, pour toutes les régions, dépassant aussi, et c’est là la surprise, l’attachement local.
On pourrait penser que cet attachement national est surtout le fait de sous-groupes particuliers, et que les jeunes, bien éduqués, entrepreneurs, seront plus attachés au global. Il y a en effet des différences, mais cela ne change pas le résultat général : y compris chez les jeunes de moins de 25 ans ayant une éducation universitaire, et les professionnels, l’identité nationale est plus forte que le local et le global.
Ce sentiment s’est amplifié avec la crise de 2008-2009, car ce sont les interventions nationales qui ont permis d’éviter l’effondrement ; ce sont les gouvernements nationaux qui ont apporté les stimulations fiscales. Comme l’a dit Mervyn King, chairman la la Bank of England, « les banques sont globales dans la vie, et nationales dans la mort ».
L’attachement à la nation
Bon. Mais une fois que l’on a dit que les peuples ont un attachement à l’échelle nationale, la question qui reste est : mais est-ce que c’est une bonne chose ? Est-ce que ce sentiment national n’est pas quand même un frein à l’obtention de tous les bénéfices économiques et sociaux de la globalisation, et que ceux qui l’ont compris sont encore une minorité, mais qui a raison de le croire contre la majorité des retardataires ? Est-ce que la mondialisation n’est pas malgré tout une fatalité ? Ne va-t-on pas vers un mode de gouvernance unifié, adapté au bon fonctionnement des marchés mondiaux ?
Dani Rodrik est convaincu qu’une gouvernance globale est impossible. Pourquoi ?
La géographie, la grande diversité des préférences et des cultures créent un besoin de diversité institutionnelle qui ne converge pas entre les pays. On ne peut pas isoler la production et les échanges qui sont aussi dépendants d’institutions non marchandes. Au-delà des échanges, existent aussi des besoins d’investissements dans les transports, les infrastructures, les moyens de communications, la logistique.
Le cadre étatique
Mais aussi un droit des contrats, la prévention de la fraude, ou la distribution des revenus en conformité avec les normes sociales. Ceci forme un tout, et chaque pays peut avoir son modèle, chacun tout aussi bénéfique, selon le contexte, au marché. Et ce sont principalement les États qui fournissent ce cadre.
Autre frein, ou résistance, à la convergence : la distance et la géographie. On pourrait croire que dans un monde où les communications et les échangent s’accroissent, les différences entre les frontières juridiques diminuent, les modes de vie se rapprochent, tout le monde s’habille de la même façon, et écoute la même musique. La baisse des coûts de transport et de communication va accentuer ce phénomène.
Oui, et non, car justement les études montrent que la distance géographique a encore des effets notables. Dani Rodrik cite une étude de Disdier et Head de 2008, qui concerne le comportement des internautes américains : ceux-ci sont d’autant plus enclins à visiter les sites internet des autres pays que ces pays sont proches du leur (et inversement). Pour les pays non membres de l’OCDE ils indiquent que 10% de distance en plus abaisse la probabilité de visite de 44%. Pour les pays de l’OCDE la baisse reste quand même de 9%. La proximité avec le niveau de développement et la culture reste donc bien important.
La géographie indépassable
Ces études montrent que la distance est toujours décisive dans l’économie mondiale du début du XXIème siècle. Les relations interpersonnelles restent aussi conditionnées par la géographie. Rodrik indique que l’Iphone d’Apple pourrait être produit n’importe où, mais qu’une fois que l’écosystème local, les relations avec les fournisseurs locaux, sont établis, il devient plus difficile d’aller produire ailleurs.
Finalement dans ce modèle de la mondialisation et de la globalisation, les États-Nations sont au centre. Citons maintenant Henri Guaino :
« À la place des villes-États d’hier et des grandes concentration urbaines d’aujourd’hui qui fracturent la société au lieu de l’entraîner, imaginons les Nations comme des centres d’économies-monde dont les métropoles ne seraient que des parties, certes essentielles et au sommet de la hiérarchie, mais étroitement imbriquées dans un ensemble plus vaste formant un tout, un système productif cohérent sans pour autant se suffire à lui-même. Représentons-nous ces Nations occupant le centre d’une économie-monde non comme des ensembles fermés mais comme des foyers qui irradient bien au-delà de leurs frontières. Les Nations, donc, au centre, au cœur des économies-monde qui se chevauchent et se concurrencent, formant chacune un assemblage de culture, d’espace, de logistique, de capital humain, de capital social, de biens publics, de biens communs, d’institutions agencés par l’Histoire, la géographie, le génie d’un peuple, la politique pour créer, découvrir, inventer, innover, imaginer, produire des biens, des services, des idées, du bien-être et de la prospérité, rayonnant dans le monde à travers ses œuvres, ses productions et ses entreprises. L’enjeu pour une Nation dans le monde actuel : être un centre, éviter d’être rejetée à une périphérie. »
Le défi n’est pas de supprimer les États-Nations mais de bien agencer les différents éléments qui font une Nation, en mobilisant les ressources matérielles et immatérielles pour éviter que, à l’intérieur même de l’ensemble, se forment des périphéries qui mettraient de côté des populations ou des territoires aux marges de pôles de développement en nombre trop limités, qui provoquerait la révolte des laissés pour compte.
À la fin de son article Dani Rodrik répond à la question, la réponse à ma question « Qui a besoin des États-Nations ? We all do. »
Pour Henri Guaino, deux voies sont possibles pour l’ordre du monde et l’économie mondiale : la première est celle d’un archipel de grandes métropoles « accaparant toutes les forces vives et les richesses au centre des économies-monde. C’est le choix de ceux qui rêvent d’une Europe qui dissoudrait les Nations. » On a compris que ce n’est pas sa préférence.
« La deuxième voie est celle où chaque Nation, mobilisant toutes ses ressources, cimentant sa cohésion, tissant sans relâche les liens de sa solidarité, sachant protéger sans faveur, s’efforce de s’ériger en centre d’une économie-monde et de la faire rayonner. »
De quoi nous inspirer pour ne pas opposer l’État-Nation à la mondialisation, mais y trouver des convergences stratégiques.
Il ne suffit pas de penser global…
- Henri Guaino, En finir avec l’économie du sacrifice, Odile Jacob, 670 pages.
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