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02 mai, 2018

Cryptomonnaie : la monnaie sans l’État

Qu’implique l’essor des cryptomonnaies pour les monnaies nationales et pour les politiques monétaires ?

Extrait du rapport Bitcoin, Totem et tabou, rédigé avec Gonzague Grandval et publié en février 2018 par l’Institut Sapiens.
L’essentiel de l’histoire de la monnaie à travers les siècles, et même les millénaires, est l’histoire d’une appropriation très progressive, par l’État, de cette institution qui, à l’origine, était une création spontanée.
Cette appropriation s’est faite au prix, d’une part, d’une réduction croissante de la liberté des utilisateurs des monnaies et des services bancaires, et, d’autre part, de désordres monétaires de plus en plus violents, conduisant eux-mêmes à une intervention croissante des États dans ce domaine, comme le montre bien Jesus Huerta de Soto dans Monnaie, crédit bancaire et cycles économiques, (L’Harmattan, 2011).
Cette évolution a été extrêmement progressive. Elle s’est étalée sur plusieurs millénaires avec plusieurs étapes clés. Les monarques ont notamment imposé un nom aux pièces d’or (généralement le leur). Ils ont accru la réglementation sur les modalités de production des pièces d’or. Ils ont usé de leur droit de seigneuriage, consistant à diminuer le contenu en or des pièces tout en gardant leur valeur nominale, afin d’empocher un profit leur permettant de financer des dépenses massives. Cette forme de spoliation a d’ailleurs été dénoncée très tôt, notamment dans ce qui est probablement la première grande œuvre économique, le Traité sur la monnaie rédigé en 1355 par Oresme.
Plus tard, les États ont encadré de plus en plus étroitement l’activité des banques. Tout en accroissant, par certains aspects, leurs obligations, ils leur ont octroyé divers privilèges qui servaient leurs propres fins. Ils ont ainsi autorisé le système des réserves fractionnaires et la « suspension du paiement en espèces » en période de tension bancaire, afin de favoriser l’activité de création monétaire des banques par le crédit, qui contribuait à alléger le coût du financement de l’État.
Murray Rothbard analyse ce phénomène de la manière suivante, dans État, qu’as-tu fait de notre monnaie ? :
Alors que chacun doit payer ses dettes ou bien être condamné à faire faillite, les banques peuvent refuser de convertir leurs billets, tout en exigeant de leurs débiteurs qu’ils paient à une date spécifiée. Ceci est généralement appelé « suspension du paiement en espèces. « Permis de voler » serait plus exact, car comment appeler autrement une autorisation gouvernementale de continuer ses affaires sans respecter ses contrats ?
Ces pratiques étaient auparavant minoritaires, interdites et souvent sévèrement punies ; par exemple, comme le décrit Jesus Huerta de Soto, en Catalogne, à partir de 1321, un banquier ne parvenant pas à honorer ses obligations parce qu’il aurait utilisé indûment une partie des dépôts à vue reçus pour accorder des prêts pouvait être décapité. Mais elles ont progressivement été implicitement tolérées par les autorités puis admises officiellement.
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Enfin, les États ont conféré des privilèges à certaines banques, par la suite consacrées banques centrales et prêteurs en dernier ressort. Par exemple, en France, Napoléon a offert progressivement, à partir de 1803, le privilège de l’émission de billets à la Banque de France, qui avait notamment pour actionnaires… Napoléon et sa famille.
En général, après avoir octroyé à une banque le monopole de l’émission des billets, le gouvernement procédait, plusieurs années plus tard, à sa nationalisation, au motif qu’elle risquait d’abuser de sa position de monopole. Au 20ème siècle, l’activité de production monétaire dévolue aux banques commerciales à travers le mécanisme du crédit mais finement piloté par les banques centrales a permis aux États d’essayer d’orienter autant que possible l’activité économique, notamment sous l’influence des idées keynésiennes, et de financer le poids croissant des États Providence.
Ce pouvoir s’est traduit par une tendance inflationniste généralisée et inédite, conduisant ensuite souvent à des politiques de stabilisation aux conséquences économiques et sociales douloureuses, puis un cercle vicieux de politiques de « relance » et de « stabilisation ».
Une des motivations des créateurs de cryptomonnaies est de libérer les populations de ces travers. Elle s’appuie sur les analyses des économistes ayant théorisé, depuis plusieurs décennies, la nécessité de privatiser la monnaie. Comme le résume Pascal Salin dans Libéralisme (Odile Jacob, 2000) :
Certes, c’est parce qu’il s’est emparé du monopole de la production de monnaie que l’État est le seul à pouvoir lutter contre l’inflation, mais il est le seul à créer de l’inflation et il est le plus apte à le faire (…). Il n’y aurait pas besoin de politique de stabilisation monétaire si l’État n’avait pas d’abord créé de l’instabilité monétaire ! La succession des phases d’inflation et de désinflation est l’expression même d’une instabilité monétaire. Elle est le pur produit de l’interventionnisme étatique dans le domaine monétaire. Pour supprimer l’instabilité monétaire il n’y a pas d’autre solution que de retirer de l’État toute décision concernant la production et la circulation de la monnaie. Il faut donc privatiser la monnaie.
Dès 1976, dans The Denationalization of Money, Hayek proposait de suspendre le monopole de l’émission monétaire :
Le secteur privé, s’il n’en avait pas été empêché par l’État, aurait depuis fort longtemps fourni au public un choix de monnaies diverses, et celles qui auraient prévalu grâce au processus de concurrence auraient fondamentalement eu un pouvoir d’achat stable et auraient empêché tant la stimulation excessive de l’investissement que les récessions qui leur sont consécutives.
Quelques années plus tard, en 1984, il déclarait, avec une expression presque prophétique si on la relie à l’apparition du bitcoin :
Je ne crois pas au retour d’une monnaie saine tant que nous n’aurons pas retiré la monnaie des mains de l’État ; nous ne pouvons pas le faire violemment ; tout ce que nous pouvons faire, c’est, par quelque moyen indirect et rusé, introduire quelque chose qu’il ne peut pas stopper.
À l’époque, sa proposition avait suscité un intérêt qui n’était toutefois resté qu’académique. Personne n’envisageait sa mise en œuvre concrète à court terme, ce dont Hayek était d’ailleurs parfaitement conscient ; il précisait, en introduction de son ouvrage :
Je suis convaincu que la tâche principale d’un théoricien de l’économie ou d’un philosophe politique doit être d’influencer l’opinion publique afin de rendre politiquement faisable ce qui semble impossible aujourd’hui.
Avec l’essor des cryptomonnaies, cette concurrence est désormais une réalité. Les utilisateurs de monnaie peuvent choisir librement les monnaies les mieux à même de répondre à leurs besoins. Exactement comme cela a longtemps été le cas dans de nombreuses régions du monde et à de nombreuses périodes de l’histoire.
Cette concurrence est encore embryonnaire mais elle est appelée à se développer. Même si le cours légal existera probablement encore longtemps, elle crée une situation qui n’était pas prévue par les autorités monétaires et dont les conséquences sont encore difficiles à mesurer.
Si les inventeurs du bitcoin et de ses petites sœurs cryptomonnaies avaient demandé la permission pour le faire, elle ne leur aurait jamais été accordée. C’est d’ailleurs ce qui explique l’explosion d’innovation que l’on constate en ce moment dans ce secteur. Chacun peut s’approprier la technologie et la compléter, ce qui ouvre au domaine de la monnaie un potentiel d’innovation qui lui était auparavant totalement interdit.
L’usage des cryptomonnaies pourra être encadré et l’est déjà. Mais il sera impossible techniquement de les interdire. Le génie technologique et monétaire s’est échappé de la lampe, et rien ne l’y fera rentrer. On ne fera pas reculer les cryptomonnaies, pas plus qu’on ne peut « faire revenir le dentifrice dans le tube » (pour reprendre la célèbre métaphore, à propos de l’inflation, d’un ancien patron de la Bundesbank). Des mesures d’interdiction seront probablement prises, sur des motifs souvent légitimes (lutte contre le blanchiment et le terrorisme, etc.) mais leur mise en œuvre sera difficile.
De manière schématique, le seul moyen vraiment efficace d’empêcher l’utilisation d’une cryptomonnaie serait de bloquer tout accès à Internet. Les interdictions légales éventuelles ralentiront l’essor des cryptomonnaies, pourront faire chuter les cours mais se traduiront rapidement par un déplacement des acteurs et des capitaux vers des zones géographiques plus accueillantes et vers d’autres cryptomonnaies plus adaptées techniquement. Les régulations excessives auront aussi pour effet de faire basculer dans le marché noir une plus grande proportion d’activités économiques.

QUEL AVENIR POUR LES POLITIQUES MONÉTAIRES ?

Quelle politique monétaire si les agents économiques souhaitent régler une partie croissante de leurs transactions en cryptomonnaies plutôt qu’en monnaies nationales ?
Le pouvoir de battre monnaie est parfois présenté comme une fonction régalienne. Cette affirmation est pourtant largement arbitraire. Elle n’est acceptée que parce qu’elle est répétée ad nauseam, sans grande justification.
Ce pouvoir est en tout cas de facto retiré aux États par l’apparition des cryptomonnaies. Quelques États ont des velléités de création de cryptomonnaies étatiques mais tant que ces dernières resteront créées et gérées par des organismes centralisés, elles n’auront aucune chance de concurrencer celles fondées sur des blockchains véritablement libres et décentralisées.
Dans les économies contemporaines, la politique monétaire reste un outil de politique publique pour influencer le niveau des taux d’intérêt en pilotant l’évolution de la masse monétaire. Elle poursuit divers types d’objectifs macro-économiques selon les pays (maîtrise du niveau général des prix, activité économique, etc.). Cet outil est totalement inopérant avec des cryptomonnaies émises de manière décentralisée par un algorithme dont les concepteurs et la communauté ont décidé des caractéristiques. C’est donc un pan majeur des politiques publiques qui pourrait être remis en question.
Pour les économistes qui croient dans l’efficacité des politiques monétaires pour stabiliser l’économie (opinion largement dominante aujourd’hui), c’est une évolution extrêmement préoccupante.
En revanche, elle est positive pour ceux qui estiment que le monopole de l’émission de la monnaie par la puissance publique a eu des effets économiques globalement négatifs. C’est notamment le cas de l’école autrichienne, fondée par Carl Menger, Eugen von Böhm-Bawerk et Ludwig von Mises. Hayek a obtenu le prix Nobel d’économie pour cette analyse. D’après eux, le nombre et l’ampleur des catastrophes monétaires au 20ème siècle a augmenté avec l’emprise croissante des États sur la monnaie. Et, de leur point de vue, les manipulations monétaires effectuées par les banques centrales sont la cause principale des cycles économiques, avec leur succession de phases de croissance artificielle et de crises aux conséquences dévastatrices.
Le scenario selon lequel les banques centrales pourraient commencer à acheter des cryptomonnaies pour prendre en compte la hausse considérable de leurs cours et diversifier leurs actifs paraît encore difficile à imaginer. Pourtant, il commence à être évoqué par des acteurs crédibles. La directrice du FMI, Christine Lagarde, s’est exprimée sur le bitcoin et les cryptomonnaies d’une manière inhabituellement positive.
Et l’économiste Saifedean Ammous estime que le bitcoin pourrait servir de socle à un nouveau système monétaire international dans lequel les banques centrales pourraient trouver un intérêt à l’utiliser à la fois comme monnaie de réserve et comme système de règlement interbancaire1. Pour lui, ce serait possible en raison du fait que le bitcoin est, avec l’or, la seule monnaie dénuée de risque de contrepartie. Il considère qu’une telle évolution pourrait même se produire bien avant que le progrès technologique ne permette au bitcoin d’être couramment utilisé pour des achats de petits montants.
Hal Finney, le premier développeur ayant aidé Satoshi Nakamoto à mettre en place le protocole Bitcoin, estimait également, dès 2010, que les banques pourraient posséder des bitcoins et ne les utiliser que pour leurs échanges interbancaires et pour servir d’actif sous-jacent à l’émission de prêts. Il citait l’économiste Georges Selgin, théoricien de la banque libre (indice parmi d’autres de l’impressionnante culture économique des concepteurs de Bitcoin), qui estime qu’un système de réserve fractionnaire serait possible.
Ce dernier aspect fait toutefois débat parmi les économistes qui estiment que la monnaie pourrait et devrait être soustraite au monopole public. Par exemple, Saifedean Ammous estimeque
sans un prêteur en dernier ressort, le système de réserves fractionnaires devient extrêmement dangereux, et les seules banques qui survivront sur le long terme seraient celles s’appuyant sur une monnaie saine et offrant des instruments financiers 100% appuyé sur Bitcoin.
  1. AMMOUS Saifedean, The Bitcoin Standard: The Decentralized Alternative to Central Banking, Wiley, 2018. ↩

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