Par Nathalie MP
Il y a quelques mois, j’ai fait successivement la connaissance réelle de deux personnes du monde libéral avec lesquelles je discutais jusque-là exclusivement sur les réseaux sociaux. Dans les deux cas, mes interlocuteurs m’ont demandé comment j’étais venue au libéralisme. J’ai expliqué que lorsque j’étudiais encore au lycée, mon père m’avait fait lire La route de la servitude1 de Friedrich Hayek. À l’âge tendre qui était le mien à l’époque, les politiques de planification du Royaume-Uni ne me captivaient guère, mais cette idée qu’on peut se placer avec les meilleures intentions du monde sur une route de servitude m’est restée. Par la suite, étudiante, j’ai eu la chance d’être confrontée aux idées libérales avec des professeurs tels queFlorin Aftalion ou André Fourçans et leurs collègues. Ayant récemment commenté le livre de Copeau, Les rentiers de la gloire,dont la phrase de conclusion est : « Nous ne voulons simplement pas d’esclaves », c’est tout naturellement que je me suis replongée dans le livre essentiel et, à bien des égards, tellement actuel de Hayek. Et c’est tout aussi naturellement que je vous en livre ici (en deux épisodes) une revue agrémentée de quelques extraits.
Commençons par situer rapidement Friedrich Hayek. Il est né en Autriche en 1899 dans une famille d’intellectuels. Par sa mère il est cousin du philosophe et logicien Ludwig Wittgenstein. D’abord socialiste, il se rapproche des idées libérales suite à un séminaire avec l’économiste autrichien Ludwig von Mises. C’est le désir d’éviter au monde de retomber dans les erreurs qui ont débouché sur la Première guerre mondiale, où il a combattu, qui l’a incité à se consacrer à la philosophie et l’économie. Naturalisé britannique en 1938, il passe une grande partie de sa vie académique à la London School of Economics. En 1947, il fonde la Société du Mont-Pèlerin, association internationale d’intellectuels, qui a pour but de promouvoir le libéralisme. Il reçoit le prix Nobel d’économie en 1974 pour ses travaux sur « la monnaie et les fluctuations économiques ».
Hayek publie La route de la servitude en 1944. À ce moment-là, le monde occidental est en guerre contre le nazisme, avec la conviction que la destruction de la liberté en Allemagne s’est faite en réaction au socialisme des années antérieures, alors qu’Hayek estime au contraire que le nazisme en fut une conséquence directe et inéluctable, confirmée par les ressemblances qu’on commence alors à observer entre certains traits du communisme russe et du nazisme allemand. Constatant avec inquiétude que les caractéristiques socialistes de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres sont en train de se manifester en Angleterre, Hayek considère que l’Angleterre court le risque de connaitre le même sort que l’Allemagne. Son livre a pour objet de faire prendre conscience de ce danger à temps. Notons qu’il est dédié « Aux socialistes de tous les partis ». (Introduction, pages 9 à 14)
La route abandonnée
La civilisation occidentale était sur une route de liberté, non seulement depuis la théorisation du libéralisme au XVIIIème siècle et sa mise en pratique au XIXème siècle, mais depuis l’émergence del’individualisme fondamental dont nous avons hérité puis approfondi à travers les apports du christianisme, de la Grèce, de Rome et de la Renaissance. L’individu s’est vu peu à peu libéré des liens qui entravaient ses activités quotidiennes. La liberté politique nouvellement acquise déboucha sur laliberté économique avec, entre autres résultats, le développement des sciences et une formidable élévation du niveau de vie.
Les progrès furent tels que l’on en vint à considérer les maux encore existants comme insupportables. À la fin du XIXème siècle, on oublia l’élan de liberté qui avait provoqué les progrès pour ne plus s’intéresser qu’à éradiquer les défauts persistants, contre lesquels on considéra que seul un changement complet de politique pouvait avoir une chance d’opérer valablement. La tradition individualiste à l’origine de la civilisation occidentale fut abandonnée au profit d’une politique collective organisée en vue d’objectifs sociaux délibérément choisis, et la vie intellectuelle, qui allait d’Angleterre vers l’est de l’Europe, se centra en Allemagne, avec Hegel et Marx notamment, pour se propager vers l’ouest. (Chapitre I, pages 15 à 23)
Les deux sens opposés de la liberté
Le socialisme était né dans des habits autoritaires en réaction au libéralisme de la Révolution française. Comme le soupçonnait Tocqueville, « La démocratie étend la sphère de l’indépendance individuelle, le socialisme la resserre. La démocratie donne toute sa valeur possible à chaque homme, le socialisme fait de chaque homme un agent, un instrument, un chiffre » (cité par Hayek page 25). Afin de faire taire ces soupçons, le socialisme intégra dans sa doctrine la promesse d’une « nouvelle liberté ». Dans la tradition libérale, être libre voulait dire être dégagé de tout pouvoir arbitraire exercé par autrui, mais pour le socialisme, il s’agissait au contraire d’obtenir le pouvoir afin de procéder à une égale répartition des richesses. (Chapitre II, La grande utopie, pages 24 à 29)
Les deux sens contenus dans le terme socialisme
À l’ambiguïté sur le mot liberté, s’ajoute une confusion sur le concept de socialisme. La plupart des gens qui se disent socialistes n’en voient que les fins dernières qui sont des idéaux de justice sociale, d’égalité et de sécurité. Mais le socialisme signifie aussi la méthode particulière par laquelle il est possible d’atteindre ces fins. Son sens correspond dans ce cas à l’abolition de la propriété privée des moyens de production, qui est remplacée par un système central d’économie planifiée qui permettra de procéder à l’idéal de redistribution souhaité. Dès lors, la controverse entre libéraux et socialistes porte sur la méthode collectiviste que les socialistes comptent mettre en œuvre, pas sur les fins recherchées.
Le succès du planisme provient aussi de notre souhait de voir traiter nos affaires le plus rationnellementpossible. Mais là où le libéralisme se donne pour objectif de favoriser les conditions de la concurrenceen traçant un cadre rationnel au sein duquel chacun se livre à ses activités personnelles, y compris avec l’aide de l’État qui en assure l’efficacité par des garanties juridiques, le planisme des socialistes abolit toute concurrence au profit d’un schéma « conscient » de production complètement dirigée. (Chapitre III, Individualisme et collectivisme, pages 30 à 37)
Le planisme est-il « inéluctable » ?
Pour enfoncer le clou, les tenants du planisme centralisé assènent l’argument que le progrès technique et la complexité industrielle croissante qui en découlent le rendraient non seulement « souhaitable », mais « inéluctable ». La concurrence ne suffirait plus dans un grand nombre de domaines, et il n’y aurait plus qu’à choisir entre le contrôle de la production réalisé par des monopoles privés ou par le gouvernement. Et il est vrai qu’on observe une croissance des monopoles depuis le début du XXème siècle. Hayek montre, en s’appuyant notamment sur l’exemple de l’Allemagne, que l’évolution vers les monopoles n’est pas le résultat nécessaire du progrès technique, mais le fruit de politiques délibérées en faveur du planisme contre le libre jeu de la concurrence.
Il montre également que la préférence à l’égard du planisme, qui permettrait d’avoir une vision coordonnée de la complexité du monde faute de quoi celui-ci tomberait dans le chaos, est le symptôme d’une méconnaissance du fonctionnement d’un système de prix en régime de concurrence. Au contraire, plus l’environnement devient complexe, plus la division entre les individus isolés s’accroit et plus les informations indispensables deviennent difficiles à obtenir, plus la coordination des renseignements par le système impersonnel des prix montre sa puissance et sa supériorité sur tous les systèmes de coordination « consciente ».
Enfin, le planisme ouvre la possibilité aux idéalistes et aux techniciens qui se sont consacrés à une tâche unique dans leur existence d’imposer ce domaine aux planificateurs, avec tous les conflits de choix et toutes les mauvaises utilisations des ressources d’un pays que cela induit. Exemple spectaculaire : les magnifiques autoroutes italiennes et allemandes de l’entre-deux guerres, sans commune mesure avec la situation générale des pays en question. (Chapitre IV, pages 38 à 46)
Planisme et démocratie
Les collectivismes, qu’ils soient communistes ou fascistes, veulent tous organiser les travaux de la société en vue d’un but social unique et refusent de reconnaître les fins individuelles. Hayek constate d’abord l’impossibilité de déterminer ce but social unique appliqué à des milliers d’individus eux-mêmes animés d’une variété infinie d’activités différentes sans en passer par l’existence d’un code éthique complet, lequel n’existe pas dans la mesure où l’homme, qu’il soit égoïste ou altruiste, ne peut parvenir à envisager intellectuellement plus qu’un champ limité des besoins de l’humanité. Les fins sociales ne sauraient donc être autre chose que les fins identiques d’un grand nombre d’individus.
Lorsque leur réalisation par le biais du planisme est confiée à l’État, le risque s’accroit de voir l’exécution dépasser l’accord qui existe dans la société sur les fins souhaitables. Le recours à l’arbitrage parlementaire n’est pas une solution, car si le peuple a décidé qu’un planisme central est nécessaire, il faut encore se mettre d’accord sur les objectifs du plan, ce qui implique des choix entre des fins concurrentes ou incompatibles. Dans ce contexte, les parlements ont montré combien ils sont incapables de légiférer sur un grand nombre d’aspects économiques détaillés. Et c’est là qu’apparait l’idée qu’il faudrait « libérer les autorités du plan des entraves démocratiques », c’est-à-dire faire appel à un « dictateur économique » afin d’obtenir la réalisation forcée de la fin sociale idéale. Pour mieux faire passer cette évolution, on avance l’argument que tant que le pouvoir est aux mains d’une majorité, c’est-à-dire démocratique, il ne saurait être arbitraire. Or ce qui empêche l’arbitraire, ce n’est pas la source du pouvoir, mais sa limitation. (Chapitre V, pages 47 à 57)
Planisme et Règle de la loi
Pour donner une idée de la différence absolue entre ces deux concepts, on peut citer l’exemple donné par Hayek : « On peut soit établir un code de circulation, soit dire à chaque automobiliste où il doit aller. » Le code de circulation (Règle de la loi) est élaboré a priori, pour une longue durée et n’implique pas une préférence pour des fins ou des individus particuliers. Il permet de plus à chacun de prévoir l’action de l’État. Tandis que la seconde solution (planisme) donne au législateur tout pouvoir sur les individus et lui permet de favoriser certaines catégories aux dépens d’autres, ce dernier point supposant l’existence d’un système de valeurs complet dont on a vu qu’il était impossible à établir. On est donc dans le domaine de l’arbitraire, et l’égalité formelle des individus devant la loi tend à disparaître.
La Règle de la loi limite la législation aux règles générales et s’oppose à celles qui cherchent à favoriser une catégorie de personnes plutôt qu’une autre. À l’inverse, « le contrôle gouvernemental du développement industriel offre des possibilités presque illimitées à une politique d’oppression et de discrimination ». Exemple, pour qui se préoccupe des droits de l’homme, comme H. G. Wells, auteur deL’homme invisible et grand adepte du planisme : comment garantir la liberté de la presse si le papier et la distribution sont contrôlés par les autorités ? (Chapitre VI, pages 58 à 67)
Contrôle économique et totalitarisme
Un des arguments en faveur du planisme consiste à dire qu’il nous « libère » de nos soucis matériels pour faciliter le plein développement de notre personnalité et de nos préoccupations élevées, comme si les fins économiques n’avaient aucun rapport avec nos autres fins dans l’existence. Hayek conteste cette approche. Il considère au contraire que le contrôle de la production a une influence directe sur nos choix de consommation qui se trouvent ainsi limités par les décisions du planificateur, pas selon un critère de prix et de rareté (cas du régime de concurrence), mais selon un critère d’approbation morale des autorités. L’ingérence des autorités ne s’arrêtera donc pas à notre vie économique puisque tous nos actes dépendent de l’activité économique de quelqu’un d’autre. Hayek signale qu’en Russie comme en Allemagne ou en Italie, les loisirs sont devenus partie intégrante du planisme et font l’objet d’une réglementation minutieuse.
Obsédés par l’idée de la répartition équitable des richesses et par la satisfaction collective des besoins, les socialistes sont d’ailleurs assez peu préoccupés par le niveau de la production, d’où des possibilités non nulles de pénurie. Mais il s’agit avant tout de faire « l’éducation politique des masses ». À ce titre, ils ont « bien travaillé pour préparer l’avènement du totalitarisme ». Le planisme y contribue « en nous privant de tout choix pour nous accorder, au moment voulu, ce que le plan prévoit ». (Chapitre VII, pages 68 à 76)
Pour qui ? Éducation vs propagande
Compte tenu de ce qui précède, Hayek établit que dans le régime de concurrence, l’homme qui part de zéro a moins de chance d’acquérir une grande richesse que l’homme qui bénéficie d’un héritage, mais qu’il peut y parvenir, et d’autant mieux que ce résultat ne dépend pas des faveurs des autorités. Dans la société planifiée, le même ne pourra améliorer sa situation qu’en influençant en sa faveur ceux qui détiennent le pouvoir. Il en découle alors que toute question économique ou sociale devient politique, sa solution dépendant de « qui fait des plans pour qui ».
Comme l’idéal de redistribution selon une égalité parfaite est difficile à mettre en œuvre, il se transforme en recherche d’une plus grande équité et devient flou, car il suppose d’évaluer les mérites comparés des différents groupes sociaux. La seule idée qui vient à l’esprit du planiste consiste alors à prendre aux riches autant que possible, mais ça ne résout pas la question du « pour qui ? » Quel groupe imposera son idéal aux autres ?
Le planisme doit donc insuffler « des principes communs portant sur des valeurs essentielles ».L’éducation était censée y pourvoir, mais la connaissance à elle seule ne pousse pas à adopter de nouvelles valeurs. Seule la propagande peut y parvenir et les socialistes ne se sont pas privés d’y avoir recours. Les fascistes et les nazis n’ont fait que récupérer les structures totalitaires établies antérieurement en Italie et en Allemagne. L’établissement d’une opinion commune est d’autant plus facile à réaliser que le pouvoir peut s’appuyer sur un groupe défini, en l’occurrence les ouvriers. Chacun se rend compte que sa situation s’améliorera s’il peut appartenir à un groupe capable d’influencer les autorités. (Chapitre VIII, Pour qui ? pages 77 à 88)
Conclusion
« La meilleure chance de bonheur que le monde ait jamais entrevue a été gâchée parce que la passion de l’égalité a détruit l’espoir de la liberté. » Lord Acton, cité par Hayek en exergue de son chapitre VIII.
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