Revue de livre par Johan
Rivalland
En guise d’introduction, Raymond Boudon commence
par tirer le constat de la faible tradition libérale parmi les intellectuels.
Il note cependant que le phénomène est variable selon les pays, les milieux,
conjonctures et spécialités.
Quoi qu’il en soit, trop d’importance est accordée, selon
lui, aux déterminismes sociaux en sociologie des idées. C’est pourquoi il
préfère, quant à lui, s’intéresser à la rationalité cognitive et adopter, par
conséquent, une approche centrée sur les raisons sociocognitives.
Encore faut-il que l’on s’entende sur le sens à donner à
« intellectuels », dont il existe différents types, et à la
définition du libéralisme. C’est ce qu’il s’attache donc à faire avant
d’articuler son ouvrage en deux grandes parties : ce qu’il appelle
« l’offre » d’idées hostiles au libéralisme, dans un premier temps,
et ce qui en motive la production, puis la « demande » de telles
idées, qualifiées d’ « illibérales »,
dans un second temps, qui peuvent expliquer pourquoi elles trouvent un tel
écho.
Différentes théories (contre-modèle marxiste, entre autres,
mais pas seulement), mouvements ayant eu une influence (anthropologie,
psychologie, sociologie, structuralisme), visions de l’homme, de la société ou
de l’État, et explications (ignorance, attrait
de la simplicité, conformisme
de la pensée, image du libéralisme difficile à assumer même par beaucoup de
libéraux, vocabulaire
manipulé et réducteur, désinformation ou mimétisme, entre autres là
encore), relayés par les milieux journalistiques, politiques ou syndicaux,
notamment, sont ainsi passés en revue.
Avant que l’auteur, face à la somme de clichés et idées
reçues sur le libéralisme, ne s’interroge, dans d’ultimes développements,
sur l’avenir (« Et demain ? »).
Quelques extraits
Selon Raymond Boudon, l’une des raisons qui expliquent le
faible attrait du libéralisme chez les intellectuels français est l’absence de
formulation d’une vision globale du monde. À l’inverse, « de même que
le biologiste en sait chaque jour davantage sur les processus vitaux, mais est
de moins en moins en mesure d’expliquer l’essence de la vie, de même le
sociologue d’inspiration libérale se contente de proposer des explications de
phénomènes circonscrits ».
Se référant aux idées de Karl Popper, Raymond Boudon montre
que le vérificationnisme est « le dénominateur commun de bien des
« démonstrations » fausses. Une théorie passe en effet facilement
pour vraie dès lors qu’elle paraît confirmée par certains faits. » D’où le
malentendu. D’autant que ses pourfendeurs sont doués de l’art de contrer les
objections, à l’aide d’arguments toujours simples et porteurs, ce qui
imperméabilise cette théorie, présumée « utile », contre la critique.
« Ces mécanismes sont porteurs, je crois, d’un danger pour la
démocratie, nous dit l’auteur. Non parce que les idées fausses, fragiles
et douteuses impressionnent nécessairement le public. Car le sens commun, si
décrié par les intellectuels qui se voient comme les guides du Peuple, existe
bel et bien. Cette notion incertaine désigne simplement le fait que tous les
hommes obéissent aux mêmes mécanismes cognitifs de base. Il y a danger pour la
démocratie, plutôt parce que les idées utiles et fausses ont une influence
directe sur les citoyens les plus jeunes : car il faut dans bien des cas du
temps – et souvent beaucoup de temps – pour découvrir qu’une idée utile est
fausse. Il faut même quelquefois attendre d’être frappé au visage par la
brutalité d’une donnée de fait, comme l’invasion de Budapest par les chars
soviétiques en 1956.
Sinon, on ne comprendrait pas que tant d’hommes et de femmes qui se
sont signalés ensuite par une grande acuité d’esprit aient d’abord épousé des
idées dont ils ont souvent eux-mêmes de la peine à comprendre pourquoi ils y
ont adhéré.
Le danger pour la démocratie provient aussi de ce que les idées utiles
et fausses exercent une influence indirecte sur les hommes politiques et autres
« décideurs » qui, passant outre les messages que leur dicte le sens
commun, ont tendance à confondre l’opinion des intellectuels, des médias et des
minorités actives avec l’opinion tout court. »
« … le fin du fin est d’être conformiste, de se laisser porter par le courant, mais de paraître « moderne », d' »avant-garde » : de réussir à passer pour un homme « de progrès », qu’il s’agisse d’art, de sciences humaines ou de politique. Ce mécanisme explique aussi la facilité avec laquelle certains intellectuels passent d’un conformisme à l’autre. Il rend également compte du culte de l’avant-garde : celui-ci combine la réalité et les avantages du conformisme avec les apparences de l’ouverture d’esprit et du sens du progrès. »
« … le fin du fin est d’être conformiste, de se laisser porter par le courant, mais de paraître « moderne », d' »avant-garde » : de réussir à passer pour un homme « de progrès », qu’il s’agisse d’art, de sciences humaines ou de politique. Ce mécanisme explique aussi la facilité avec laquelle certains intellectuels passent d’un conformisme à l’autre. Il rend également compte du culte de l’avant-garde : celui-ci combine la réalité et les avantages du conformisme avec les apparences de l’ouverture d’esprit et du sens du progrès. »
Si de nombreux exemples émaillent le raisonnement et la
démonstration, Raymond Boudon n’en pense pas moins que, malgré
l’affaiblissement relatif de beaucoup des théories ou mécanismes décrits
ci-dessus, il faudra probablement une ou plusieurs générations avant que tout
cet ensemble puisse évoluer vers une réflexion plus saine et moins empreinte
d’a priori et déformations.
Raymond Boudon, Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme ?, Odile
Jacob, février 2004, 242 pages.
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