L’utilitarisme et les problèmes de tramways.
6 décembre 2013 par Minarchiste
Le dilemme du tramway (ou «
trolley problem »
en anglais) est une expérience de pensée utilisée en éthique, en sciences
cognitives et en neuroéthique qui a été décrite pour la première fois par la
philosophe britannique Philippa Foot en 1967. Il vise à titiller notre côté
utilitariste tout en testant nos valeurs morales.
L’exemple de base est surnommé « Spur » : un
tramway hors de contrôle fonce vers cinq personnes attachées au chemin de fer.
En actionnant une manette devant vous, vous pourriez rediriger le tram vers une
autre piste où une seule personne est attachée, ce qui permettrait de sauver
quatre vies. Le feriez-vous? Selon des sondages, 90% des gens le feraient. Mais
que feraient-ils si cette personne était Barack Obama? Ou Bono? Ou Peyton
Manning? Ou encore leur propre enfant? Et pour ceux qui ont répondu qu’ils ne
redirigeraient pas le train, est-ce que leur réponse serait la même si au lieu
de 5 personnes il y en avait 500?
Ce sont des question bien difficiles et embêtantes! Mais ces
questions sont primordiales quant aux principes moraux autour desquels la
société est organisée…
Une solution possible émerge du
principe de
double-effet, de Saint-Thomas d’Aquin. L’action de la manette a deux
effets : d’abord de sauver les cinq personnes (effet positif), puis de
tuer la personne sur l’autre voie (effet négatif). Ce principe stipule que
d’actionner la manette serait moralement acceptable dans la mesure où l’acte
remplit certaines conditions :
L’acte est de nature positive, ou au moins neutre.
L’effet positif est intentionnel, alors que l’effet négatif
ne l’est pas (même s’il est prévisible).
L’effet positif découle directement de l’acte, et non de
l’effet négatif.
L’effet positif est plus important que l’effet négatif.
Les circonstances sont suffisamment graves pour justifier
l’effet négatif.
Autrement dit, actionner la manette est moralement
permissible puisque l’intention n’est pas de tuer une personne, mais bien d’en
sauver cinq. La mort du pauvre malheureux n’est qu’un dommage collatéral
non-intentionnel de la bonne action.
En réponse à Foot, la philosophe Judith Jarvis Thomson a
proposé une variante, celle de l’homme corpulent (communément appelé « fat
man»). Dans ce scénario, vous devez pousser un homme corpulent en bas d’un pont
sur la voie, pour que son corps arrête le tram avant qu’il ne frappe les cinq
personnes attachées aux rails. Dans ce scénario, l’effet négatif est
intentionnel et c’est de lui que découle l’effet positif. Même si le résultat
net est le même – quatre vies sauvées – le principe du double-effet ne pardonne
pas cette action. D’ailleurs, dans les sondages, 90% des gens ne
pousseraient pas « fat man ».
Cependant, il est intéressant de noter que si on montre
« fat man » aux gens avant « spur », le pourcentage de gens
qui actionneraient la manette dans « spur » diminue! Comme si le
scénario « fat man », vu son extrémisme, poussait les gens à visualiser
les conséquences de leur choix et à délaisser l’utilitarisme par la suite. Par
ailleurs, si on demande aux gens de faire tomber « fat man » en
poussant un bouton qui fait ouvrir une trappe dans le plancher, ils sont plus
enclins à le faire qu’en le poussant!
L’autre variante intéressante de Thomson est
« Loop », dans laquelle l’homme corpulent est attaché aux rails dans
une voie alternative, laquelle rejoint la voie principale juste avant les cinq
personnes attachées. Dans ce cas, pour sauver ces cinq personnes, vous devez
non-seulement actionner la manette pour rediriger le train dans la voie de
contournement, mais en plus il est impératif que l’homme corpulent se fasse
frapper par le tram pour l’arrêter, sinon le tram poursuivra sa route et tuera
les cinq autres personnes. La différence avec « Spur » est que
dans « Loop », on souhaite délibérément la mort de « fat
man ».
La moralité de l’utilitarisme…
En fait, votre réponse à ces énigmes dépendra certainement
de l’ampleur de votre côté utilitariste. Le père de l’utilitarisme en
philosophie est probablement
Jeremy Bentham, qui vécu
au 18e siècle. Ce dernier n’aurait pas hésité une fraction de seconde à
pousser « fat man ». Pour lui, les dirigeants de la sociétés et les
législateurs ne devraient être que des ingénieurs sociaux, faisant des calculs
d’utilité visant à maximiser le bonheur collectif. Cette idéologie est fort
dangereuse puisqu’elle fait fit des droits et libertés individuels.
En poussant l’homme corpulent, vous l’utilisez comme si
c’était un objet, et non un être humain autonome. Le bien-être d’un individu ne
peut être dissout dans une soupe géante de bien-être collectif; même si cela
permettrait de sauver des vies et contribuerait au bien-être collectif, l’homme
corpulent bénéficie de droits naturels qu’on ne peut enfreindre sans commettre
de faute morale, dont notamment le droit inaliénable de ne pas être tué.
Une variante de “fat man” utilisée dans une étude de
l’Université Harvard consiste à ce qu’un capitaine de l’armée vous approche et
vous dise qu’il a capturé 20 rebelles alignés en peloton d’exécution et que si
vous en tuez un seul à l’aide d’une carabine, les 19 autres seront libérés,
alors que si vous refusez, les 20 rebelles seront tués par le capitaine
lui-même. Appuyez-vous sur la gâchette?
Ma variante préférée est celle de la transplantation :
dans un hôpital, cinq patients ont besoin d’un organe sinon ils mourront d’ici
24 heures : deux reins, deux poumons et un coeur. Dans la civière juste à
côté, une personne est hospitalisée et inconsciente en raison d’un grave
accident de moto. Devrait-on tuer cette personne pour donner ses organes aux 5
malades pour les sauver d’une mort certaine? Je vous rappelle qu’il y a présentement
environ 100,000 personnes aux États-Unis qui sont sur des listes d’attente pour
des dons d’organes…que répondraient-ils à cette question? Aux États-Unis
seulement, 18 personnes meurent chaque jour en attente d’un don d’organe.
Ne pas agir?
Selon les réponses des gens dans les sondages, il semble
pire de tuer quelqu’un que de ne pas sauver une vie. Laissez-moi vous illustrer
cela par un exemple, celui de Marc et Denis, qui n’aiment plus leur femme
respective au point de souhaiter leur mort. Alors que sa femme prend un bain,
Marc décide de laisser tomber un séchoir à cheveux branché dans l’eau, ce qui
la tue. De son côté, en se brossant les dents alors que sa femme prend un bain,
Denis remarque qu’elle glisse, se cogne la tête et perd connaissance la tête
sous l’eau; il ne lui porte pas secours, ce qui résulte en son décès. Quelle
est la différence fondamentale entre les deux situations? Ne s’agit-il pas bel
et bien de deux meurtres? Dans le cas de Marc, c’est un meurtre pas
« commission » alors que dans le cas de Denis, c’est un meurtre pas
« omission ». Les deux sont moralement inacceptables et comme le
résultat est le même (la mort de l’épouse), l’ampleur de la faute est la même.
Pourtant, l’intuition de la personne moyenne porterait à penser que le geste de
Marc est plus grave que celui de Denis.
Dans nos dilemmes de tramways, pourrait-on dire que de ne
pas pousser « fat man », causant la mort de cinq personnes par
omission, est neutre ou pire que de le pousser, causant la mort d’une personne
par commission? Si quelqu’un répond que de ne pas le pousser est moins grave,
cette personne devrait aussi affirmer que Denis est moins coupable de meurtre
que Marc…
Le tramway dans le vrai monde?
Les situations similaires au dilemme du tramway sont plutôt
rare dans la vie de tous les jours, mais tout de même plus fréquentes qu’on ne
pourrait le croire. Par exemple, pensez au Président Truman qui a ordonné les
bombardements nucléaires du Japon pour, en théorie, épargner des milliers de
vies de soldats Américains? (Je mentionnerais que le chiffre de 500,000 vies
sauvées avancé par Truman était largement exagéré par plus de 10 fois,
voir
ceci,
alors que le nombre de civils tués excède largement les 200,000).
En effet, dans la vraie vie, les
« jonctions-en-T » sont peu fréquentes. Il y a généralement plus de
deux options et aussi plus d’incertitudes quant aux conséquences de nos
décisions. Ceci dit, les dilemmes moraux similaires au « trolley
problem » peuvent survenir.
Le 25 juillet 1884, le capitaine
Tom Dudley a
poignardé, tué et mangé un de ses subordonnés, mais ne fut condamné qu’à 6 mois
de prison. Pourquoi? La victime était un marin inexpérimenté de 17 ans nommé
Richard Parker (qui a peut-être inspiré le nom du tigre dans Histoire de
Pi de Yann Martel?). Leur yacht, laMignonette, a fait naufrage près du
Cap-de-Bonne-Espérance un 5 juillet, et l’équipage s’est retrouvé dans un
radeau de sauvetage. Au bout d’un certains temps, le jeune Parker serait tombé
dans le coma, se mourant en raison de son manque d’eau et de nourriture. Dudley
a décidé de le tuer vers le 24 juillet pour que les trois autres puissent le
manger, ce qui leur sauva la vie. Ils furent retrouvés en mer le 29 juillet.
Leur sentence initiale fut la peine de mort pour meurtre, qui fut réduite à 6
mois de prison par le Secrétaire d’État (la cour avait refusé la défense de
« meurtre par nécessité » qui était pourtant supportée par l’opinion
publique). Un tel meurtre était-il justifiable moralement, considérant que
Richard Parker serait mort de toute manière?
En 2000, une femme nommée Rita Attard du Malte a donné
naissance à des jumelles liées à la naissance. Les médecins ont déclaré que les
jumelles allaient tous deux mourir à moins qu’une chirurgie ne soit
effectuée, mais que la chirurgie allait tuer l’une des jumelles. Les parents
ont refusé la chirurgie, mais un jugement de la cour l’imposa. La chirurgie eut
donc lieu et comme prévu, la mort de l’une des jumelles permit à l’autre de
vivre une vie normale. Était-ce une décision moralement acceptable?
Suite à l’ouragan Katrina qui a balayé la Nouvelle-Orléans
en 2005, des membres de la US National Guard relataient qu’à certains moments,
ils devaient choisir entre sauver une famille de deux personnes réfugiées sur
un toit de maison et une famille de six sur le toit voisin.
Dans le même ordre d’idées, est-ce que la torture d’un
criminel ou d’un terroriste pourrait être acceptable si cela permettrait de
sauver des vies? Prenons l’exemple de l’enlèvement de
Magnus
Gäfgen, qui a kidnappé un bambin de 11 ans en échange d’une rançon, le tout
survenu en Allemagne en 2002. La police l’a intercepté alors qui ramassait la
rançon et, croyant que le petit était en danger, la police a menacé
Gäfgen de torture s’il refusait de révéler où se trouvait l’enfant. Ce dernier
céda, mais malheureusement l’enfant était déjà mort. Ce cas engendra tout un
débat quant à la légalité de l’utilisation des menaces de torture par la
police. Était-ce justifiable si cela avait pu sauver la vie d’un innocent
garçon de 11 ans?
Conclusion
Quand Philippa Foot a introduit le dilemme du tramway,
c’était pour
intervenirdans
un débat au sujet de l’avortement : peut-on éliminer une vie humaine au
stade de fœtus simplement parce que cela fait l’affaire de la mère et de la
société? Considérez l’exemple du violoniste proposé par Thomson dans son article
«
A
Defence of Abortion ».
Vous vous réveillez un matin dans un lit d’hôpital à côté
d’un violoniste inconscient très célèbre. Il souffre d’une défaillance rénale
qui pourrait être fatale. Ainsi, ses reins ont été connectés aux vôtres à votre
insu ce qui fait en sorte que vos reins traitent son sang en plus du vôtre. Il
mettra 9 mois à guérir, après quoi il pourra être débranché. Si vous le
débranchez prématurément de votre corps, il mourra en quelques minutes.
Seriez-vous alors criminellement responsable de sa mort? J’aurais tendance à
dire que non : c’est la maladie qui tuera ce violoniste, pas moi. Ce que
Thomson insinue est que dans le cas d’un avortement, la mort du fœtus résulte
d’une « interruption de service » du côté de la mère lorsque ce
dernier est extirpé de son utérus. Lors de l’avortement, la mort du bébé ne
résulte pas d’un acte direct de la mère, mais plutôt de la fin de l’acte d’incuber
le fœtus.
Ceci dit, l’autre application de ce dilemme éthique concerne
la légitimité de l’interventionnisme étatique. Le gouvernement a-t-il la
légitimité d’enfreindre les droits de propriété privés dans la poursuite du
bien-être collectif de la société? Autrement dit, le gouvernement peut-il
moralement actionner la manette ou encore pousser l’homme corpulent de façon à
maximiser les gains et minimiser les pertes de la collectivité? A-t-il le droit
d’utiliser la force pour diminuer le bien-être d’un individu contre son gré de
manière à augmenter le bien-être total de la société?
Si vous répondez non à ces questions (ce qui est mon cas),
cela signifie-t-il que vous n’agiriez pas dans les dilemmes du tramway et que
vous laisseriez les cinq personnes crever?
Ma façon de résoudre les dilemmes de tramways est de me
mettre à la place du pauvre bougre qui doit mourir pour sauver les cinq
personnes. Serais-je prêt à sacrifier ma vie pour sauver cinq inconnus? Ma
réponse est non : ma vie a plus de valeur à mes yeux que cinq vies
d’inconnus (peut-être parce que je ne suis pas religieux et presque athée).
Ainsi, je me sens pas en droit d’imposer à un autre un sacrifice que je ne
serais même pas prêt à faire moi-même. Par ailleurs, dans le cas de « fat
man », si ce dernier voulait vraiment se sacrifier pour devenir un héros,
il aurait la possibilité de le faire de son plein gré. J’estime ne pas avoir la
légitimité de le forcer à le faire. Est-ce que Jeremy Bentham se serait lancé
sur la voie sans hésiter pour sauver cinq vies? Peut-être bien, mais on peut en
douter…
En revanche, dans le cas du peloton d’exécution mentionné
ci-haut, je tirerais volontiers sur une personne au hasard pour en sauver 19,
car si j’étais moi-même l’un de ces 20 prisonniers, je souhaiterais que le
tireur tue l’un d’entre nous pour sauver les autres, car une chance de 5% de
mourir est moins élevée que de 100% dans l’autre cas. Mais en aucun cas je ne
forcerais une personne à mourir pour donner ses organes. Dans le même ordre
d’idées, Harry Truman est un criminel de guerre et Tom Dudley un meurtrier.
Pour approfondir le sujet, je vous recommande cet excellent
livre :
“Would You
Kill the Fat Man?: The Trolley Problem and What Your Answer Tells Us about
Right and Wrong”, par David Edmonds.