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Avant de couper des centaines de millions dans les services, est-ce qu’on peut avoir les services ? - Michel Beaudry

28 février, 2023

Pourquoi la liberté a besoin d’une philosophie

 Par Dan Sanchez.

 

Partout dans le monde, les États ont mené une guerre contre la liberté, faisant disparaître nos droits par une succession rapide de politiques radicalement tyranniques. Comment ceux d’entre nous qui croient en la liberté peuvent-ils contrer cela ?

Tout d’abord, nous pouvons persuader davantage de personnes de se joindre à nous pour s’opposer aux mauvaises politiques. Mais cela peut être une bataille difficile. Comme vous le savez peut-être par expérience, il est difficile de faire changer d’avis les gens, en particulier leur position politique. Les défenseurs de la liberté sont souvent déconcertés par l’obstination avec laquelle certains s’accrochent à leurs positions antiliberté.

Pourquoi nous heurtons-nous sans cesse à ce mur ?

Selon Henry Hazlitt, c’est parce que les libertariens ne réalisent souvent pas que « certaines propositions qu’ils combattent ne sont qu’une partie de tout un système de pensée ». C’est pourquoi, explique Hazlitt, même les arguments irréfutables contre une mauvaise politique ne parviennent souvent pas à convaincre.

Ainsi, il ne suffit pas de critiquer une mauvaise politique spécifique de manière isolée.

Hazlitt conclut :

« C’est une philosophie globale quoique confuse que nous devons affronter et nous devons y répondre par une philosophie tout aussi globale. »

Illustrons l’affirmation de Hazlitt par un exemple.

Supposons que vous débattiez avec quelqu’un qui soutient le salaire minimum. Vous présentez clairement un argumentaire solide, étayé par une logique économique, un raisonnement moral et des preuves empiriques démontrant que le salaire minimum viole les droits et favorise le chômage, poussant les personnes qu’il est censé aider vers la pauvreté et la dépendance. Pendant ce temps, les contre-arguments de votre adversaire sont confus et mal informés. Et pourtant, malgré tout cela, il rejette avec colère vos affirmations et persiste dans son soutien au salaire minimum.

Comment cela se fait-il ?

Le problème est que son soutien au salaire minimum « n’est qu’une partie de tout un système de pensée », comme l’a dit Hazlitt, à savoir l’idéologie économique, politique et morale progressiste dont il s’est imprégné à l’école, dans les médias ou sous une autre influence.

S’il devait se plier à votre argument supérieur et s’opposer au salaire minimum, cette opposition serait en désaccord avec le reste de sa vision du monde. Le simple fait d’envisager cette idée crée une dissonance cognitive. Il recule donc devant cet inconfort mental intense et rejette la raison elle-même au nom de l’autoprotection émotionnelle.

Selon le psychologue Jordan Peterson, il existe une « tendance humaine naturelle à répondre à […] l’idée étrange […] par la peur et l’agression… ». Cela s’explique par le fait que « prendre sérieusement en considération le point de vue d’autrui signifie risquer de s’exposer à une incertitude indéterminée – risquer une augmentation de l’anxiété existentielle, de la douleur et de la dépression… »

Il peut sembler idiot de considérer de nouvelles idées si effrayantes et des systèmes de croyance si précieux. Mais nous le faisons tous, et pour de bonnes raisons.

Comme l’explique Peterson dans son livre Maps of Meaning, nos systèmes de croyances (y compris nos visions sociopolitiques) nous permettent de donner un sens au monde. Ils sont les boussoles et les cartes que nous utilisons pour naviguer dans l’immense complexité de la vie. Sans paradigmes globaux pour structurer nos vies, nous nous sentons perdus en mer, confus et apeurés. C’est pourquoi nous sommes si attachés et si protecteurs de nos systèmes de pensée.

Comme l’a démontré l’historien des sciences Thomas Kuhn, même les scientifiques sont attachés à leurs paradigmes et ont tendance à s’y accrocher en dépit de la raison et des preuves contraires, jusqu’à ce que ces anomalies s’accumulent au point de précipiter une crise et que le paradigme finit par s’effondrer d’un seul coup sous leur poids. Le paradigme discrédité est alors supplanté par un paradigme alternatif. Ainsi, les changements de paradigme scientifique ont tendance à être révolutionnaires plutôt qu’évolutifs.

Comme l’a fait valoir Jordan Peterson, cela est vrai non seulement pour les paradigmes scientifiques mais aussi pour les systèmes de croyance en général, y compris sociopolitiques.

Ainsi, un progressiste peut préserver son précieux modèle en répondant à des anomalies comme vos arguments solides contre le salaire minimum par un déni général. Vous avez peut-être planté la graine du doute, mais il est réticent à la laisser germer, de peur qu’elle ne compromette et n’effondre toute sa philosophie progressiste. Une telle crise de paradigme bouleverserait son monde et il ne veut pas qu’elle se produise.

Mais si, en plus de remettre en question sa vision actuelle, vous lui en proposez également une alternative – « une philosophie tout aussi complète », comme l’a dit Hazlitt – cela peut atténuer son anxiété à l’idée d’abandonner son idéologie progressiste. Au lieu de la perspective de voir sa structure existante s’effondrer et être remplacée par rien d’autre qu’une confusion sans direction, on lui offre l’opportunité de la remplacer par une autre. C’est beaucoup moins effrayant.

Ainsi, au lieu de se contenter de démystifier le salaire minimum en particulier, il est essentiel de fournir au moins un aperçu d’une vision alternative plus large : c’est-à-dire la fonction économique des salaires en général, l’éthique des contrats en général, et ce que sont les marchés et les sociétés libres et comment ils fonctionnent. Une fois que votre adversaire commence à comprendre et à adopter la perspective de la liberté dans son ensemble, il lui sera beaucoup plus facile d’adopter les salaires du marché et de renoncer au salaire minimum.

Pour amener les gens à abandonner le progressisme, le socialisme, l’autoritarisme et autres idéologies illibérales, nous devons « avant tout », comme l’a conclu Hazlitt, « exposer les fondements d’une philosophie de la liberté ».

Pour détourner les gens des mauvaises politiques, nous devons d’abord et avant tout les orienter vers de bons principes fondamentaux et une bonne philosophie. Nous devons aller au-delà du jeu de la taupe avec les mauvaises propositions et poser les bases philosophiques nécessaires pour aider les individus à effectuer leurs propres changements de paradigme révolutionnaires – leurs propres expériences de conversion – vers la liberté.

27 février, 2023

Que veut l’État ? Découvrez la philosophie d’Anthony de Jasay

Par Frédéric Mas.

Dans son dernier essai, l’économiste et philosophe Anthony de Jasay revient sur une critique centrale du livre qui l’a fait connaître des libéraux, L’État (1985).

Certains observateurs lui ont reproché son anthropomorphisme : en effet, dans l’essai précité, l’État est présenté comme un sujet unitaire prenant des décisions comme une personne, calculant en fonction d’intérêts ou de préférences eux-mêmes fondés sur des gains espérés. De Jasay reconnaît sans mal que l’État est traversé d’intérêts concurrents, que son fonctionnement est opaque et compliqué, mais n’abandonne pas pour autant sa position. Au contraire, il préfère la rendre plus claire encore et justifie l’analogie entre État et acteur économique rationnel par l’exemple de la théorie économique de l’entreprise. Cette démarche lui permet ensuite d’expliquer qu’en tant qu’acteur rationnel, l’État cherche toujours à augmenter son pouvoir discrétionnaire.

 

L’analogie économique

Une entreprise, en particulier quand elle atteint une certaine taille, est une organisation hiérarchique qui fonctionne, comme l’État, par le commandement et l’obéissance.

Le premier échelon de commandement appartient aux propriétaires de l’entreprise qui se font obéir par délégation. Toute désobéissance est sanctionnée en fonction de la gravité de la faute. Au sein de cette organisation top-down, les différents échelons ont une certaine autonomie afin d’être efficaces. La production, le marketing, la gestion du personnel, etc. possèdent une certaine latitude en matière de décision.

Pourtant, comme dans les bureaucraties classiques, tous chercheront à tirer la couverture à eux et à étendre leur domaine de compétence ou leur budget. Cela ne les rend pas pour autant indépendants de l’entreprise. Ce qui vaut ici pour l’entreprise vaut aussi pour l’État.

 

La question de la maximisation

Continuant son analogie avec la théorie économique de l’entreprise, Anthony de Jasay observe que cette dernière continue d’être traitée comme un sujet unitaire dédié à la recherche du profit maximum. Après tout, c’est bien là l’intérêt d’avoir une entreprise, et les autres buts suggérés par la littérature économique dépendent tous de celui-là.

De Jasay remarque, de manière sceptique, que s’il ne peut pas être prouvé que l’entreprise cherche à maximiser le profit1, on peut tout de même prévoir et comprendre la conduite des entreprises en posant l’hypothèse qu’elles sont à la recherche de ce but unique. La conduite des États, ajoute de Jasay, peut très bien être comprise sous le même angle. Se pose alors la question essentielle du maximand de l’État.

 

Le maximand de l’État

Se poser la question du maximand de l’État signifie très simplement : quelle est la chose ou la quantité de choses que l’État cherche à accumuler en dernière analyse ?

De Jasay remarque que régulièrement, en histoire comme en théorie politique, divers candidats au maximand se disputent la plus haute marche du podium : l’État cherche-t-il l’expansion territoriale, le pouvoir, plus d’impôts ou plus de sécurité ? James Buchanan, par exemple, soutenait que l’État en tant qu’acteur économique unitaire cherchait avant tout à maximiser les rentrées fiscales. Pour de Jasay, l’intérêt du commandement souverain, c’est-à-dire d’être un État, consiste en un pouvoir utilisable de manière discrétionnaire.

Le philosophe insiste sur la différence entre pouvoir et pouvoir discrétionnaire, ce dernier permettant la réalisation d’objectifs plus larges que la simple reproduction du pouvoir (le pouvoir tout court se contente de cet objectif, c’est-à-dire produire l’obéissance d’une population donnée aux commandements d’une autre) : la promotion de certaines valeurs, le patronage des arts, et l’établissement d’une kleptocratie efficace sont des exemples d’objectifs discrétionnaires parmi beaucoup d’autres.

 

L’improbable État minimalitaire

Pour conclure, Anthony de Jasay revient sur l’idée d’un État « minimalitaire » (Robert NozickÉtat, anarchie et Utopie) défendue par les libéraux classiques ou certains libertariens comme Robert Nozick. Si la fin de l’État est de maximiser son pouvoir discrétionnaire, alors penser que l’État puisse s’auto-imposer des limites en matière de choix collectifs revient à imaginer qu’il puisse être un acteur anti-étatique dont le but rationnel serait à l’opposé de lui-même2.

Ainsi, si Anthony de Jasay se fait le défenseur d’un « anarchisme » libéral conventionnaliste et humien, c’est avant tout en appliquant avec méticulosité l’acide de l’analyse logique, alliée à un certain scepticisme, sur les théories visant à légitimer l’État de manière un peu trop romantique.

 

Article publié initialement le 27 janvier 2019.

  1. Dans le sillage de Karl Popper, De Jasay a développé une réflexion intéressante et personnelle sur la question de la falsifiabilité. ↩
  2. Sur le sujet, lire également : « Governement : bound or unbound ? » in Political Philosophy, clearly. Essays on Freedom and fairness, property and equalities, Liberty Fund, 2010, pp. 3-17. ↩

26 février, 2023

Australie : une nation de bagnard devenue prospère

 Par Lipton Matthews.

Les superbes performances de l’Australie en matière de développement international lui ont valu l’admiration de beaucoup. Peu de pays peuvent se targuer d’avoir des résultats aussi spectaculaires dans le domaine économique et social. Actuellement, l’Australie possède la richesse médiane par adulte la plus élevée au monde et dépasse la moyenne de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en matière d’engagement civique, de santé, d’éducation et d’autres dimensions du bien-être.

Les Australiens sont également loués pour leur réactivité aux changements de l’économie numérique et leurs capacités d’invention. Leur réussite spectaculaire laisse cependant perplexes les observateurs qui trouvent incompréhensible qu’un continent colonisé par des bagnards puisse devenir aussi prospère. Mais ce qu’ils oublient, c’est que la plupart des bagnards envoyés en Australie n’étaient pas des criminels endurcis. Beaucoup d’entre eux étaient impliqués dans des délits liés au travail, par exemple le vol d’outils ou d’autres matériaux à leurs employeurs.

Ces condamnés n’étaient pas irrécupérables et se sont orientés vers la poursuite d’objectifs productifs. En Angleterre et en Irlande, il s’agissait souvent d’individus de la classe ouvrière, qui se livraient à des crimes économiques par désespoir. En moyenne, les condamnés étaient également jeunes, alphabétisés et en bonne santé. Selon certaines estimations, le taux d’alphabétisation des bagnards était similaire au niveau britannique. Il convient également de noter que certains d’entre eux étaient des activistes sociaux ayant fait des études universitaires.

Comme ces bagnards étaient jeunes et en bonne santé, ils pouvaient se permettre de prolonger leurs années de travail, améliorant ainsi la productivité nationale. En outre, des recherches révolutionnaires menées par des historiens du genre ont permis de dissiper le mythe selon lequel les femmes expédiées en Australie étaient principalement des prostituées dépourvues de compétences utiles. Au contraire, de nouvelles informations ont montré qu’elles ont joué un rôle déterminant dans le développement initial de l’Australie. Les femmes condamnées savaient lire et écrire et possédaient un éventail impressionnant de compétences. Nombre d’entre elles étaient en Angleterre des couturières ou des marchandes ambulantes talentueuses, et ces compétences se sont révélées bénéfiques pour l’économie australienne.

L’économiste Noel George Butlin remarque que l’Australie du XIXe siècle avait la chance de posséder une forte proportion de savoir-faire industriels dans une grande variété de secteurs. Il note que même si les compétences textiles étaient insuffisantes, les colons ont compensé cette lacune en étant productifs en métallurgie, en travail du bois et transport. En outre, comme le souligne Butlin, les conditions imposées par la colonisation ont favorisé l’acquisition de nouvelles aptitudes par les colons : « Les conditions de la colonisation ont imposé le besoin de nombreux savoir-faire et la possession d’une compétence par chaque membre de la main-d’œuvre pouvait signifier la capacité de la déployer à des fins importantes. Ainsi, lors de l’établissement des fermes, un charpentier ou un maçon qui n’était peut-être qu’un laboureur ou un berger indifférent pouvait néanmoins fournir la main-d’œuvre nécessaire à la construction. Un forgeron devenu publicain pouvait encore exercer ses compétences dans les tavernes et les activités de transport. »

Les bagnards se sont révélés capables de s’adapter à de nouvelles circonstances. Les compétences de la plupart d’entre eux complétaient l’économie, puisqu’on leur attribuait un travail à la mesure de leurs aptitudes. Il en résulte une plus grande efficacité, car leurs capacités sont cohérentes avec les exigences de l’économie.

Ce qui est encore plus étonnant, c’est que les capacités entrepreneuriales des bagnards ont catapulté nombre d’entre eux dans les hautes sphères de la société. Partir en Australie libère la classe ouvrière des contraintes d’une Angleterre socialement bloquée. En Australie, ils pouvaient tracer une nouvelle voie sans être gênés par les restrictions de classe, et beaucoup le firent avec succès. Par exemple, Mary Reibey fut déportée en Australie à l’âge de 14 ans ; à 34 ans, elle était veuve et possédait des bateaux, des fermes et un entrepôt. Comme Reibey, d’autres colons furent dotés de capacités entrepreneuriales et commerciales qui rendirent l’Australie dynamique.

Solomon Wiseman devint un homme d’affaires exceptionnel après avoir purgé sa peine, et il n’était pas le seul dans son cas. La réussite entrepreneuriale des ex-détenus semble choquante mais elle est compréhensible. Les entrepreneurs, comme les criminels, sont tolérants au risque : une étude populaire publiée dans le Quarterly Journal of Economics intitulée « Smart and Illicit : Who Becomes an Entrepreneur and Do They Earn More ? » (intelligent et illicite : qui devient entrepreneur et gagne-t-il plus ?), les personnes ayant participé à des activités illicites dans leur jeunesse sont davantage susceptibles de devenir des entrepreneurs prospères.

L’explication est la suivante : pour réussir dans l’entreprenariat, il faut faire preuve d’audace, ce qui implique parfois de briser les normes établies. Il est intéressant de noter que d’autres études ont confirmé ces résultats en montrant que l’inconduite au lycée prédit des revenus plus élevés à l’âge adulte. La transgression des règles est souvent problématique mais les transgresseurs intelligents qui ont le goût du risque peuvent ensuite créer des transformations positives de la société.

Par conséquent, le succès de l’Australie semble moins déroutant lorsque l’on commence à apprécier le lien entre la délinquance et la réussite. L’Australie du XIXe siècle, avec son éthique égalitaire et sa population socialement ambitieuse mais légèrement déviante a créé les conditions parfaites de la prospérité économique. Les analystes ne devraient pas être choqués que des criminels ont construit l’Australie ; elle a réussi précisément parce qu’elle était peuplée de criminels socialement ambitieux.

25 février, 2023

John Maynard Keynes contre le socialisme

 Par Acrithene.

John Maynard Keynes est un orphelin idéologique.

Il suffit de lire des passages de sa Théorie Générale, pour s’apercevoir que le grand homme, sentant que son texte renforçant les prérogatives de l’État s’éloignait grandement du libéralisme, prît soin de flatter la famille qu’il quittait autant que faire se pouvait sans trahir son propos, sans manquer d’attaquer le marxisme.

Orphelin idéologique, et mort à l’issue de la guerre, J.M. Keynes a été adopté post-mortem par les socialistes alors que lui-même s’en était explicitement démarqué. À chaque fois qu’on nous préconise une nouvelle forme d’intervention de l’État dans les affaires économiques, J.M. Keynes semble donner, du ciel, sa bénédiction tacite. Plutôt que de laisser les étatistes s’approprier le nom d’un des grands hommes du siècle, nous devrions les mettre face aux écrits de leur héros car ceux-ci ne cautionnent absolument pas leurs politiques.

Dans la conclusion de son magnum opus, J.M. Keynes explique que ses préconisations n’ont d’autre objet que la sauvegarde du « capitalisme » comme système économique, et de l’« individualisme » comme système politique. Dans l’Europe d’aujourd’hui, seuls des libéraux défendraient avec autant d’attachement ces principes comme fondement de la société, tant une dimension péjorative s’y est désormais associée.

Voici ce qu’écrit Keynes dans la conclusion de sa Théorie Générale :

« Le contrôle central nécessaire au plein-emploi implique, bien sûr, un accroissement important des fonctions traditionnelles du gouvernement. Mais il laisse de vastes prérogatives à l’initiative et à la responsabilité privée. En leurs seins,  les avantages traditionnels de l’individualisme prévalent. Prenons le temps de nous remémorer ces avantages. Ils sont pour partie des avantages d’efficacité – ceux de la décentralisation et du jeu des intérêts personnels. Les avantages des décisions et responsabilités individuelles sont peut-être plus grands encore que ce que le XIXe siècle supposa : et la réaction contre l’appel des intérêts égoïstes est peut-être allé trop loin. Mais par-dessus tout, l’individualisme, purgé de ses excès, est le meilleur bouclier des libertés individuelles dans la mesure où, comparé à tout autre système, il agrandit considérablement le champ d’exercice du libre arbitre. […] Bien que l’élargissement des fonctions du gouvernement, induit par la tâche d’ajuster la propension à consommer et l’incitation à investir, paraîtrait à un journaliste du XIXe siècle ou à un financier américain contemporain être une entorse terrible à l’individualisme, je le défends, tout au contraire, à la fois comme le seul moyen pratique de sauvegarder le système existant dans son intégralité et la condition du bon fonctionnement de l’initiative individuelle. » – J.M. Keynes, Théorie Générale de l’Emploi, de l’Intérêt et de la Monnaie.

Si au regard de la communauté des économistes de son époque, John Maynard Keynes n’est pas vraiment un libéral, il n’est certainement pas non plus un socialiste. Parce que Keynes s’est démarqué des penseurs classiques, les socialistes en ont profité pour se l’approprier et ont abusé de son nom comme les capitalistes abusèrent du nom d’Adam Smith au siècle précédent. De même qu’Adam Smith n’est pas un libertarien, ni un défenseur de l’égoïsme comme principe de société, John Maynard Keynes n’est pas un socialiste qui croit au partage du travail.

Maintenant que les interventionnistes se revendiquent de l’autorité du maître, confrontons quelques-unes de leurs guignoleries aux idées de l’économiste qu’ils vénèrent.

 

La relance par le déficit

En 1937, Keynes explique clairement que les préconisations budgétaires de sa Théorie Générale ne valent que pour les crises économiques.

Pour résumer rapidement sa pensée, Keynes pense qu’il existe des moments où les anticipations des agents économiques sont si mauvaises qu’ils réduisent considérablement leurs investissements et leur consommation de sorte que les entreprises anticipent peu de débouchés, ce qui enclenche un cercle récessif dont le marché ne peut, d’après Keynes, s’échapper tout seul. L’État peut, toujours selon lui, prendre le relais via le déficit public, qui permet de relancer la demande sans taxer davantage le revenu des citoyens et des entreprises.

En somme, Keynes pense que le budget de l’État doit être contra-cyclique, déficitaire en période de crise, mais aussi équilibré ou excédentaire en période d’expansion. Il déclare ainsi en 1937 :

« The boom, not the slump, is the right time for austerity at the Treasury. »

Traduction : L’expansion, non la récession, est le bon moment pour l’austérité au Trésor.

Keynes n’est donc pas un penseur de la dette publique. C’est un penseur du déficit temporaire comme correcteur de la conjoncture économique.

Sa théorie a deux versants : le déficit budgétaire en période de crise, l’austérité le reste du temps.

Or depuis sa mort, la gabegie étatique a cumulé les déficits publics malgré la croissance économique. Mais dans l’esprit de Keynes, le déficit public en période de crise n’est possible que dans la mesure où les périodes d’expansion ont servi à l’assainissement des comptes publics.

Si Keynes préconiserait, aujourd’hui, probablement des déficits pour relancer la croissance, il s’affligerait qu’en son nom des politiciens ait creusé la dette publique quand tout allait bien. Car ce passif rend aujourd’hui le déficit extrêmement douloureux, voire impossible pour certains pays.

Les déficits accumulés par l’État-providence au cours des cinquante dernières années ne trouvent donc aucun crédit dans la théorie de J.M. Keynes, tout au contraire, puisqu’ils alimentent un déficit permanent depuis 1981.

Keynes contre le socialisme ambiant

D’autres politiques socialistes prennent toujours Keynes comme l’autorité leur accordant leur bénédiction. Prenons donc quelques exemples associés à des extraits de leur professeur d’économie préféré.

 

La hausse des salaires crée du chômage !

Les socialistes nous racontent que l’augmentation des salaires accroît la demande, et donc en définitive réduit le chômage. Or, si Keynes critique la capacité du marché à coordonner correctement la demande et l’offre de travail, il précise ne pas réfuter que le niveau des salaires et de l’emploi soient inversement corrélés. De quoi éclairer le débat sur le SMIC !

« Cela signifie que, pour une organisation, des techniques et des équipements donnés, les salaires réels et le niveau de la production (et donc de l’emploi) sont inversement corrélés, de sorte qu’en général une hausse de l’emploi ne peut seulement intervenir qu’en parallèle d’une baisse des salaires réels. Ainsi, je ne conteste pas ce fait vital que les économistes classiques ont (avec raison) qualifié d’immuable. » – J.M. Keynes, Théorie Générale de l’Emploi, de l’Intérêt et de la Monnaie.

 

La régulation des prix détruit l’offre !

Peut-être Mme Duflot devrait aussi lire ce que Keynes penserait du blocage des loyers, et des prix régulés en général :

« La préservation d’une valeur fictive de la monnaie, par la force de la loi s’exprimant dans la régulation des prix, contient en elle-même les graines du déclin économique final, et assèche rapidement la source de l’offre. » – J.M. Keynes, Les Conséquences Économiques de la Paix.

 

L’inflation, c’est du vol !

Les libéraux répètent que l’inflation est un impôt caché qui, n’étant voté par aucun Parlement, n’est que du vol. On les traite d’extrémistes sans pragmatisme. Voyons ce qu’en disait Keynes :

« Sa conséquence la plus marquante est l’injustice pour ceux qui de bonne foi ont placé leur épargne sur des titres nominaux plutôt que dans des choses [réelles]. Mais l’injustice à cette échelle a de plus grandes conséquences. […] De plus, l’inflation ne se limite pas à réduire la capacité des investisseurs à épargner mais a aussi détruit l’atmosphère de confiance qui est une condition nécessaire de l’épargne volontaire. Pourtant, une population croissante souhaitant maintenir son niveau de vie a besoin d’une croissance proportionnelle de son capital. […] Un gouvernement peut vivre longtemps […] en imprimant de la monnaie papier. C’est-à-dire, qu’il peut ainsi prélever des ressources réelles, aussi réelles que celles obtenues par les impôts. […] Le poids de cet impôt est largement étalé, ne peut être évité, ne coûte rien à collecter, et tombe, d’une manière rude, en proportion de la richesse de la victime. Pas de miracle à ce que ses avantages superficiels aient attiré les ministres des Finances. » – J.M. Keynes, Essai sur la Réforme Monétaire.

 

Toujours plus d’État ?

Dans une correspondance avec l’économiste Colin Clark à la fin de la guerre, Keynes admet que :

« 25 % taxation is about the limit of what is easily borne. »

(Traduction : un taux d’imposition de 25 % est la limite de ce qui peut être facilement supporté.)

Aujourd’hui la dépense publique absorbe 56 % du PIB. Que tous ceux qui se revendiquent de Keynes manifestent pour le limogeage de millions de fonctionnaires et la réduction des dépenses de l’État d’un montant minimum de 600 milliards d’euros par an !

Conclusion

Les libéraux ne citent pas John Maynard Keynes. Ils ont leurs classiques, qu’on appelle d’ailleurs « Les Classiques ».

Pourquoi les socialistes citent-ils Keynes ? Parce qu’en vérité, sur la question économique ils se trouvent dans un relatif désert idéologique qui s’étend de Karl Marx à John Maynard Keynes. Si en vérité ce désert a ses touaregs, aucun de ses habitants n’a la dimension intellectuelle d’un Karl Marx, d’un John Maynard Keynes ou d’un Adam Smith. Et comme Karl Marx ne se vend plus très bien auprès de l’électeur médian, le pauvre économiste britannique a été réquisitionné sans pouvoir donner son avis. Pourquoi donc les laisser faire ? Amusons-nous donc avec ce qu’il croit à tort être leur jouet !

24 février, 2023

Individualisme ou collectivisme (4) : gagner la guerre

 Par Christian Michel.

L’agression russe contre l’Ukraine est un sanglant épisode du mouvement réactionnaire contre les nouvelles technologies, la mondialisation, l’individualisme, et le droit pour tous les êtres humains de choisir leur vie. Si l’Ukraine ne gagnait pas cette guerre et si la Russie ne la perdait pas spectaculairement, les autocrates et collectivistes seraient partout confortés et le libéralisme tomberait dans les oubliettes pour plusieurs générations.

Vous l’avez vécu, ou on vous l’a raconté, les années 1980 ont marqué l’amorce d’un changement d’époque, une nouvelle ère dans l’histoire de l’humanité, qu’on a comparée à la Révolution industrielle, voire, pour les plus enthousiastes, à la maîtrise du feu. Concrètement, la décennie connut les débuts de la téléphonie mobile et de l’internet, l’ouverture de la Chine sous Deng Xiaoping, la chute du Mur de Berlin, puis une vague d’espoirs de paix avec l’effondrement de l’URSS, la libération de ses satellites, la fin de l’apartheid, les accords d’Oslo, etc., etc. Le politiste Francis Fukuyama pouvait annoncer fameusement en 1991 « la fin de l’Histoire »1. Les conflits entre religions et idéologies n’avaient plus de sens, puisque, c’était maintenant évident, il n’existait qu’un seul mode rationnel d’organiser les sociétés humaines, la démocratie libérale.

Cependant, toute action entraîne une réaction en sens contraire et de même ampleur.

Il semble que la troisième loi de la mécanique newtonienne s’applique aux affaires humaines. Après 1793, Bonaparte et Metternich ; après 1917, la NEP de Lénine ; et après la mondialisation des communications et des échanges, la réaction de tous ceux pour qui « c’est allé trop loin, trop vite. »

Les frileux, les désemparés, les déboussolés, se sont tournés vers des chefs à poigne, qui allaient « remettre de l’ordre », restaurer les traditions et rétablir les bonnes vieilles valeurs anciennes, la religion, la nation, les hiérarchies « naturelles », l’économie de papa, le collectivisme… De ces champions de la réaction, trois occupent le top du podium : Trump,2 Xi-Jinping, et Poutine. Mais, en fait, tous les leaders politiques aujourd’hui, suivis d’un paquet d’électeurs (ou de partisans là où on ne vote pas), sont engagés dans cette course au collectivisme.

 

Le retour à l’ordre ancien

En Occident, le théoricien le plus connu de la contre-révolution est Samuel Huntington. Dans un livre au succès planétaire, Le Choc des civilisations3Huntington s’emploie à doucher l’optimisme de Fukuyama, dont il fut le directeur de thèse à Harvard.

Huntington affirme que le libéralisme et la démocratie n’ont pas de potentiel d’universalité, ce sont des valeurs occidentales, or l’humanité ne s’occidentalise pas. Elle est divisée en civilisations, au nombre de huit4, croit-il pouvoir identifier, et si la diffusion des sciences et des technologies, nées en Occident, entraîne une modernisation universelle, paradoxalement elle marque en même temps un recul de l’occidentalisation. Maintenant qu’ils ont appris à devenir riches et sont puissamment équipés, les peuples se retournent contre ceux qui le leur ont appris.

Cet « éclatement du monde » que décrit Huntington devient pour Poutine et ses copains autocrates une resucée de l’idéal westphalien, mais élevé au carré – non plus la souveraineté d’États, mais de civilisations entières, chacune sous la houlette d’un État-patron, chargé de maintenir l’intégrité des principes civilisationnels fondateurs, de policer les États membres, éviter qu’ils ne dérivent vers un bloc concurrent, ainsi Taïwan et le Vietnam hors de l’orbite chinoise, la Géorgie et l’Ukraine loin de la sphère russe. Chacune dans son pré carré ceint de barbelés, les civilisations doivent accomplir leur destin historique, sans pollution extérieure, minimisant les échanges entre elles, le commerce, les interactions culturelles, l’immigration, et même établissant leur propre internet.

Professeur à Harvard, avec ses entrées à la Maison Blanche, éminemment fréquentable, Huntington fit la joie de penseurs russes qui puisaient plutôt leur inspiration chez des auteurs moins respectables, l’eurasianiste Lev Gumilov, le fascisant Julius Evola, les nationaux-bolcheviques Guennadi Ziouganov et Edouard Limonov, l’ultranationaliste russe antisémite Gueïdar Djimal, et bien sûr, le plus docte, le plus illuminé et le plus va-t’en-guerre d’entre eux, Alexandre Douguine.

Chaque civilisation chez elle – l’idée ne peut que séduire les collectivistes.

Elle excite tous ceux qui placent une croyance au-dessus de l’être humain, à laquelle il peut être sacrifié, la Nation, l’État, la Race, la Tradition, la Religion, la Révolution…  C’est l’assurance de guerres permanentes, comme entre États westphaliens, car si l’une de ces civilisations acquiert une avance technologique sur les autres, des technologies que la pratique des silos ne permet pas de distribuer, ses rivales tombent dans le « piège de Thucydide », elles doivent détruire celle d’entre elles qui est la plus dynamique, sous peine se trouver bientôt vassalisée. Elles doivent parallèlement étrangler toute velléité d’affranchissement des individus et des populations, qui saperait les fondements de leur croyance (ainsi les Révolutions de couleurs dans l’ex-URSS, EuroMaidan en Ukraine, le Printemps arabe, les manifestations de femmes en Iran…).

La mondialisation, la circulation des idées subversives, l’assurance pour chacun de trouver ailleurs ce qui est interdit ici, c’est la brèche dans le mur d’enceinte, la menace mortelle, pour tous les suppôts d’idoles collectivistes. Huntington popularisa le terme « homme de Davos » pour fustiger les membres d’une classe cosmopolite, sans loyauté à un État. La Première ministre britannique Theresa May raillait les « gens de nulle part », citoyens du monde, qui possèdent plusieurs passeports, épousent des étrangers/ères, parlent deux ou trois langues à la maison, envoient leurs enfants étudier dans d’autres pays, vivent à cheval sur deux continents… Le sociologue David Goodhart célèbre le petit peuple des somewhere, qui, dans sa vision réactionnaire, résiste autant à cette élite mondialisée qu’aux immigrants paumés qui viennent chercher une vie meilleure dans un pays riche5.
  

Le libéralisme est nécessairement un mondialisme

Tout à l’opposé d’un monde hungtingtonien, le postulat libéral est qu’il existe de l’universel.

Du Kansas au Kamtchatka, les êtres humains souffrent de la même façon. Leur éviter cette souffrance, quelle qu’en soit la cause, est au cœur du projet libéral. Or est-il un fléau plus facile à écarter que les sacrifices que nous infligeons à nous-mêmes ? Ces sacrifices ne trouvent-ils pas encore et toujours leur justification dans un culte rendu à quelque idole, jalouse et farouche, une entité conçue par les humains, qu’ils imaginent supérieure à eux, à qui ils devraient leur vie ?

Or les cultures, les religions et les appartenances nationales sont des produits de nos imaginations, elles n’existent pas hors de nos fantasmes. On ne les trouve pas dans la nature, elles ne tombent pas des étoiles. La culture et la nation françaises et celles de toutes les autres nations se sont constituées au cours de l’histoire, elles ont évolué, elles se transforment, et elles disparaîtront quand elles cesseront d’apporter aux êtres humains ce qui les fait grandir (comme sont mortes tant d’autres cultures et nations avant elles).

Ainsi un libéral conséquent n’accorde aucun respect aux cultures, aux religions, aux langues, aux traditions, aux nations… Elles ne le méritent pas. Seuls les êtres humains vivants, pensants, aimants, souffrants, sont dignes de respect. Et donc lorsque des hommes et des femmes déclarent qu’il est important pour eux de croire en une certaine divinité, de parler une langue ultraminoritaire et de suivre certains rituels et coutumes vestimentaires, je respecte ce choix, parce qu’il est le leur et non parce que ces pratiques possèderaient en elles-mêmes une quelconque valeur. Donc, si les individus dans la maison à côté, l’étage au-dessus, ne partagent pas absolument pas ces croyances, c’est leur choix aussi, c’est leur droit d’apostasier, faire défection, chercher une autre appartenance ou se débarrasser de toute allégeance envers un quelconque collectif.

On n’a pas besoin de Français (ni d’Américains, de Russes, d’Ukrainiens, de Chinois, ou de n’importe quel titulaire de passeport). Ils nous sont totalement inutiles. Nous voulons interagir avec des hommes et des femmes intègres, diligents, spirituels, s’ils peuvent l’être, bons compagnons et collègues, s’ils doivent l’être, amis ou amants, si affinités. Qu’ils se déclarent Français ou Fidjiens, juifs ou musulmans, grand bien leur fasse.

Car dire ma culture, ma religion, signifie bien qu’elles m’appartiennent, pour enrichir l’être humain que je suis. Elles sont à moi et non pas moi à elles. Comme de tout ce qui nous appartient, nous pouvons jouer de cette culture, la rejeter, la vivre à notre façon, pratiquer une religion à notre convenance, nous montrer ou bien puriste et dogmatique dans notre compréhension du monde, ou bien rebelle et inventif, selon ce qui fera de nous les êtres humains accomplis que nous aspirons à devenir.

Nous ne devons être prisonniers d’aucun collectif.

 

En conclusion

La défense des Ukrainiens contre une agression massive est une exigence morale. Elle s’impose à tous les honnêtes gens. Mais il existe deux façons de la formuler. Une seule est acceptable pour les libéraux.

On peut défendre l’Ukraine avec un argument collectiviste. Il existe un pays, l’Ukraine, souverain au sein de frontières reconnues par l’ONU et par des traités, dont la Russie elle-même était partie. Soutenir un État souverain contre un envahisseur devrait recueillir l’adhésion de toutes les chancelleries. Quel État accepte d’être dépecé par son voisin plus puissant ? Mais c’est brandir un collectivisme contre un autre, c’est placer les États au-dessus de la vie et du bien-être des êtres humains. Car cet argument de la souveraineté nationale ne tient pas appliqué à d’autres situations où les individus sont menacés, depuis les Ouïghours jusqu’aux femmes iraniennes et afghanes, en passant par des populations entières en Afrique, et même les Taïwanais, qui juridiquement ne forment pas un État souverain.

C’est pourquoi un libéral cohérent ne défend pas l’Ukraine. On s’en fiche bien de l’Ukraine – comme de la Russie et de tous les États, ces constructions arbitraires et néfastes. L’argument individualiste procède d’un autre constat : des hommes et des femmes, qui s’appellent eux-mêmes ukrainiens, sont attaqués par des bandes armées. Que fait un libéral, un homme de cœur, quand il voit un petit vieux tabassé par une brute, une femme harcelée par un gang, un gamin maltraité, quand il voit des masses armées déferler sur une contrée, piller et brûler des propriétés, et massacrer des innocents ? Est-ce qu’il ferme les yeux, est-ce qu’il s’en lave les mains ? Protéger les victimes d’agressions dans toute la pleine mesure de nos moyens n’est pas seulement une position libérale, c’est le devoir moral de tout être humain.

Il faut défendre les Ukrainiens, de chair et de sang, il faut démontrer au monde entier que la prédation ne paie pas, que les agresseurs seront battus. C’est faire œuvre de justice.
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Postscriptum

L’issue d’une guerre n’est jamais prévisible. Si elle l’était, le vaincu désigné accepterait les conditions du vainqueur, en s’épargnant le coût des combats. Il y a un an les Russes ne visaient pas à « conquérir l’Ukraine », ils ne s’en étaient pas donné les moyens. En poussant leurs blindés vers Kyiv, ils attendaient plutôt une fuite du gouvernement « nazi » et un accueil chaleureux ou résigné des populations. L’Ukraine serait devenue un autre Belarus, sous la férule d’un satrape poutinien. Erreur d’appréciation des services de renseignements du Kremlin.

Dans l’autre camp, l’OTAN prévoyait plus d’efficacité des sanctions économiques et moins de détermination du Kremlin dans la poursuite de la guerre. Chaque protagoniste se trouve désormais face à des sunk costs, bien connus des entrepreneurs, un investissement en vies humaines, en matériel, en argent et en prestige, qu’il faut accepter de perdre, sauf à doubler la mise, encore et encore, jusqu’à la victoire.

Se retirer d’Ukraine ne sonnerait pas nécessairement la fin de Poutine. Saddam Hussein est resté au pouvoir après sa défaite cinglante dans l’invasion du Koweït. Il a simplement – comme Poutine le fera – alourdi la répression contre ses opposants et renforcé la propagande sur les masses. Et même si Poutine est débarqué, le régime pourrait bien lui survivre. L’important est que l’État russe perde visiblement la guerre. Car si les Occidentaux renonçaient à la victoire, ils concèderaient devant le monde entier que le libéralisme a eu son temps, que l’autocratie est maintenant le seul régime viable dans les sociétés humaines.

Les forces réactionnaires ainsi énergisées, la contre-révolution consolidée, l’humanité aurait une décennie ou plus à attendre les sociétés plus douces, plus ouvertes, plus florissantes, que les nouvelles technologies et la mondialisation nous permettent.

  1. Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, (titre original : The End of History and the Last Man, 1992), reprenant des articles publiés dès 1990 ↩
  2. En scandant leur slogan favori, « MAGA » « Make America Great Again », les Trumpistes ne se déclarent pas seulement collectivistes nationalistes, mais aussi réactionnaires et défaitistes devant l’avenir. Des collectivistes ambitieux réclameraient « Make America greater than she has ever been ». ↩
  3. Original anglais, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, 1996, qui reprend des conférences et des articles publiés dès 1993. ↩
  4. Occidentale (Europe, Amérique du Nord, Australie, Nouvelle-Zélande…) — Sinisante (Chine et Asie du Sud-Est) — Japonaise — Hindoue — Islamique (arabe, turque, persane, et partiellement asiatique) — Orthodoxe (Russie, monde slave) — et deux civilisations aux contours flous, Amérique latine, si elle n’est pas incluse dans l’Occident, et Afrique, trop multiple pour être clairement identifiée comme une seule civilisation ↩
  5. David Goodhart, The Road to Somewhere: The Populist Revolt and the Future of Politics, 2017 ↩

23 février, 2023

Qu’est-ce qui se passe quand le progrès humain s’interrompt ?

 Par Joakim Book.

La vie sur Terre s’améliore progressivement, sous toutes ses formes. Les périodes sombres, comme celle que nous vivons actuellement, sont la principale raison pour laquelle c’est difficile à vendre pour la plupart des gens ; les crises énergétiques, l’inflation, les guerres, les déficits et les pandémies semblent suggérer que tout va mal. Lorsque certains (tel votre serviteur) répètent que factuellement la vie humaine s’améliore progressivement, ces déclarations tombent souvent dans l’oreille d’un sourd. Il semble au contraire que les choses n’ont pas l’air de s’améliorer. Il faut parfois prendre du recul pour voir le progrès, avancer de quelques décennies pour l’apprécier et accepter des compromis temporaires dans certains domaines.

Certaines souffrent alors que d’autres ne souffrent pas ; certains groupes humains, certaines régions et certaines industries sont frappés par des chocs qui les déciment pour des générations. Certains pays sont passés de l’agriculture de subsistance à l’industrie lourde, puis à des centres de services financiers de premier ordre en l’espace d’une génération, et ont vu nombre de leurs tropes culturels anciens et précieux remplacés en un clin d’œil.

L’être humain s’épanouit lorsque le prix des produits de première nécessité est bas. Aujourd’hui, les prix sont généralement élevés, comme le savent tous ceux qui font leurs courses ou qui sont confrontés à des factures d’électricité astronomiques. Dans un article plutôt sombre sur l’Amérique latine, The Economist a récemment noté que « ces neuf dernières années, la région n’a connu aucune croissance du PIB par personne. Les investissements ont chuté, la productivité stagne et la pauvreté a de nouveau augmenté ». Professer haut et fort un monde en constante amélioration semble irréaliste pendant une décennie de croissance stagnante.

Depuis 2020, l’Europe est confrontée à un scénario quelque peu similaire (ou depuis 2012, si vous êtes en Italie ou en Grèce) : des prix des matières premières élevés et en hausse, des déficits et des excès gouvernementaux effrénés, une confiance des établissements qui n’a jamais été aussi basse, une accélération de l’endettement privé et des revenus (réels) qui stagnent ou diminuent. Aux États-Unis, les revenus réels n’ont pas bougé depuis trois ans, vacillant dans l’ivresse des paniques, des politiques gouvernementales en matière de revenus, de l’inflation et des pénuries qui ont suivi. La confiance dans les institutions est déjà terriblement faible, mais plus important encore, elle continue de diminuer.

L’indice de liberté économique, publié chaque année par l’Heritage Foundation, a montré une forte baisse mondiale entre 2021 et 2022. Les économies du monde sont sensiblement moins libres que ces dernières années. La « bonne » nouvelle est que cela ne nous ramène qu’aux niveaux observés il y a une dizaine d’années. Pour certains pays, comme la Suède et l’Allemagne, la tendance à la hausse depuis les années 1990 reste intacte ; ces deux pays ont enregistré leur meilleur score en 2022. Pour les États-Unis et le Royaume-Uni, l’année 2022 a vu des scores inférieurs à ceux que ces pays avaient jamais connus.

L’indice de liberté humaine, une mesure concurrente de l’Institut Fraser du Canada, est encore moins optimiste quant à l’évolution des libertés civiles dans le monde :

« La liberté humaine s’est gravement détériorée à la suite de la pandémie de coronavirus. La plupart des domaines de liberté ont reculé, notamment l’État de droit, la liberté de mouvement, d’expression, d’association et de réunion, et la liberté de commerce. »

 

Pessimisme perpétué et stagnation consolidée

Qu’arrive-t-il à l’optimisme, à la raison, à la société, voire à la vie elle-même, lorsque le progrès humain s’arrête soudainement ? Le navire occidental a-t-il fait demi-tour ? « Le rêve est-il mort ? », se demandent les déclinistes depuis des temps immémoriaux.

Pas nécessairement. Comme l’a récemment observé l’excellent analyste macroéconomique Lyn Alden :

« Nous connaissons occasionnellement des périodes de repli et de désorganisation, et donc une baisse du niveau de vie, en raison d’un sous-investissement ou d’un mal-investissement ou de chocs externes. Les chaînes d’approvisionnement sont perturbées. Les produits de base connaissent des pénuries d’approvisionnement. Des guerres se déroulent. Parfois, les cultures se dégradent et réduisent leur taux d’innovation, ou dans un certain domaine la technologie atteint des limites inhérentes pendant un certain temps jusqu’à ce qu’une percée dans un autre secteur offre une autre opportunité d’amélioration. »

L’entrepreneur américain et fervent partisan du bitcoin, Michael Saylor, a également parlé de manière assez passionnée, dans le podcast de Lex Friedman, des grandes réalisations de l’humanité :

« Notre capacité à traverser l’océan, à faire pousser de la nourriture, notre capacité à vivre – c’est la technologie qui permet à la race humaine de passer, vous savez, d’une vie brutale où l’espérance de vie est de 30 à une vie où l’espérance de vie est de 80. »

Peut-être n’avons-nous pas atteint la fin du progrès toujours plus grand que les économistes, les médecins et les chercheurs ont cartographié et décrit depuis des décennies.

La réponse la plus équilibrée et la plus convaincante à l’accusation portée contre le progrès est que le jury n’a pas encore délibéré, même si un acquittement semble probable. Parfois, le progrès s’interrompt, même pendant de longues périodes, et jusqu’à présent, il est difficile de voir pourquoi la régression de l’époque actuelle devrait être considérée différemment.

Considérez la destruction du capital et des ressources entre 1938 et 1945, sans parler des souffrances humaines causées par les bombardements, la pénurie et les camps de la mort. Le sommet que la civilisation avait atteint en 1913, en termes de culture, de richesse, d’art et de prospérité, a mis des décennies à être retrouvé après la première rencontre de l’humanité avec la guerre totale mondiale et les idéologies totalitaires au service d’un grand gouvernement.

Même ainsi, les mouvements en faveur de l’égalité des sexes et des droits civiques n’ont pas sérieusement commencé avant un demi-siècle ; la plupart des améliorations mondiales en matière de santé, de richesse, de revenus et d’espérance de vie ont eu lieu après que les Européens et leurs alliés ont cessé de s’entre-détruire dans ce que l’historienne de l’économie Deirdre McCloskey appelle parfois la « guerre civile européenne, 1914-1989 ».

Si vous étiez Chinois, les années 1950 ont été la décennie la plus désastreuse de votre vie, même si les termes utilisés pour décrire le Grand Bond en avant de Mao Zedong étaient synonymes de progrès et de réussite. Si l’on fait abstraction des nombreuses infractions actuelles de la Chine à l’encontre des droits de l’Homme, ce pays est aujourd’hui l’exemple le plus réussi de croissance et d’éradication de la pauvreté de l’histoire moderne.

Si vous étiez Ukrainien pendant les purges de Joseph Staline dans les années 1930 (ou celles de Vladimir Poutine plus récemment), vous ne connaîtriez que le progrès de la mort, de la destruction et de la famine. Pendant environ une décennie dans les années 2000, l’Ukraine a été un miracle de croissance, se rapprochant rapidement des normes de vie européennes. Si nous endurons, la vie finit par s’améliorer – même cette fois-ci.

Si vous êtes un Américain blanc, la hausse du taux de mortalité et la baisse subséquente de l’espérance de vie que le reste du monde a connues pendant la pandémie ont été votre réalité pendant près d’une décennie. Le chômage, la sous-éducation et les opioïdes sont généralement cités pour expliquer les morts de désespoir de l’Amérique blanche.

Si vous êtes jeune en Grande-Bretagne et que nous prenons en compte les prix de l’immobilier, vous avez eu un revenu réel de ménage négatif pendant la majeure partie de votre vie professionnelle. Matériellement parlant, vous êtes à la traîne. Les appareils électroniques bon marché et l’effondrement du risque de mortalité infantile sont formidables mais ils ne sont pas d’un grand réconfort lorsque vous ne pouvez pas construire une vie qui s’approche de celle de vos parents.

Tout ne va pas bien, et surtout, les flèches ne pointent plus dans la bonne direction. Quelque chose s’est brisé – que ce soit de notre propre main, par hasard, par technologie ou par un leadership incompétent. Ce que plus de deux siècles d’enrichissement mondial nous disent, c’est que parfois le progrès fait une pause. Parfois, les choses empirent – sérieusement – pendant un certain temps.

Combattre le pessimisme est une tâche sans fin pour nous, les modernes. Même John Maynard Keynes a écrit en 1930 que « nous souffrons actuellement d’une mauvaise attaque de pessimisme économique ». Et Keynes et ses collègues théoriciens de l’économie avaient encore une décennie et demie de chaos, d’appauvrissement et de destruction à attendre, grâce à la Grande Dépression et à la Seconde Guerre mondiale.

 

Puis la vie s’est améliorée. Beaucoup mieux.

Personne, aujourd’hui ou lors de notre récent pic civilisationnel à la fin des années 2010, n’échangerait le confort matériel et les normes économiques d’aujourd’hui contre ce qui était considéré comme le nec plus ultra en 1930. « Sur mon lit de mort », déclare l’astrophysicien Neil DeGrasse Tyson dans son nouveau livre populaire intitulé Starry Messenger, « je serais triste de manquer les inventions et les découvertes ingénieuses qui découlent de notre ingéniosité humaine collective, en supposant que les systèmes qui favorisent ces avancées restent intacts ».

L’accusation selon laquelle nous avons en quelque sorte brisé la force mystique qui a propulsé le progrès humain pendant des siècles est, au mieux, prématurée. Il se peut que nous en sortions plus forts, de l’autre côté du déclin actuel, si nous parvenons à en supporter les terrifiantes difficultés.