Par Louise V. Labrecque
Comment définir, comment décrire, la poésie d’Henriette
Dessaulles, sans évoquer l’aspect fragmentaire maintes fois remâché, le ton
humoristique, la délicatesse, la « parlure », et la touchante
discrétion ? En effet, dans le premier cahier d’Henriette, qui va de 1874 à
1876, Henriette a quatorze ans, et fait son entrée au collège. Tout résonne
comme un monde en soi, des brides de son univers adolescent, terriblement transparent,
un genre de souffle hyperpuissant, par les mots. De la prose possédant ce
mouvement continu, capable à la fois d’instruire, de toucher, et d’émouvoir; et
de ce « docere delectare », il est facile d’imaginer l’humaniste en
devenir, ainsi que l’essayiste libérale, à sa manière. Elle quittera
définitivement son journal, la veille de son mariage, en 1881.
De ce fait, l’écriture « toute personnelle »
d’Henriette Dessaulles, n’aura de cesse de séduire les esprits, avec cette
primauté du « Je », questionnant le monde, en s’opposant aux
« simagrées » de son temps. En
effet, la diariste possède une poésie originale, un langage propre, souvent
subjectif, il va de soi, tandis que le journal commande cet appel, dans sa
vision de chaque instant. Une poésie de la Raison, certes, mais équilibrée,
alliant sensiblement une liberté de penser fort avant-gardiste, pour
l’époque. Et de cette poétique, Henriette
Dessaulles n’y sera jamais indifférente, associant volontairement son acte
d’écriture à la délivrance, à la confidence, dans l’écriture intime. En effet,
outre ses premières chroniques féminines, dans « Le journal de Françoise » (fondé par Robertine Baril), son
personnage de Fadette, dans ses célèbres Lettres
de Fadette, publiées des années durant, dans le journal Le Devoir, il faut avoir lu son journal
pour réellement comprendre, et saisir, cette plume exacerbée, éclairée,
poétique, avec cette petite pointe d’ironie, ce clin d’œil à la condition des
femmes de son époque, à Saint-Hyacinthe. En effet, Henriette Dessaulles fut une
féministe avant l’heure, notamment avec cette plume « impertinente »,
impitoyable, au regard néanmoins toujours attentif (voire aigu), et
bienveillant. Véritable électron libre,
Henriette Dessaulles était inclassable dans ce milieu influencé à la fois par
les intellectuels et le clergé; milieu attirant, on le devine, son lot de
parasites plus ou moins pédants. Par chance, Henriette fut animée très tôt
d’une grande autonomie, et avait le désespoir joyeux, ce qui marqua son écriture,
en favorisant un style de vie littéraire fort plaisant. De plus, sa grande
curiosité intellectuelle, et son humanisme (un genre d’empathie singulière),
n’aura de cesse de teinter sa plume, avec lucidité certes, mais également avec cette
poésie si caractéristique. Toutes ses histoires, en plus de leur authenticité,
sont d’une modestie, et d’une qualité littéraire rare; œuvre d’art dont il nous
manque, rappelons-le, des cahiers, et autres écrits, toujours introuvables à ce
jour. Toute simplement écrite, c’est une des qualités dominantes de sa
plume : une voix, un visage, une allure familière. Même aujourd’hui, dans
notre monde fait d’écrans et d’autres murs, Henriette Dessaulles n’a pas
beaucoup changée, sinon qu’elle a gagné en « drôleries », en dignité,
et en charme. Ainsi, il n’est pas nécessaire d’être poète pour apprécier sa
poésie, et sa plume; il ne faut pas non plus être plus sentimental qu’il ne le faut,
ni atteint d’un chagrin inconsolable, pour plonger dans cette jeunesse en
fleurs, cette œuvre véritable et savoureuse. Elle aura, aujourd’hui, il me
semble, sa revanche. Comme nouvelle forme poétique, ou trouvaille littéraire,
par des exemples évoquant à la fois sa solitude intérieure et sa propre
philosophie, faite de mystères et de bontés. Également, par un vocabulaire et
des descriptions ornées de cette discrète touche poétique, dans les exigences
presque surhumaines qu’auront été sa vie, et ses combats personnels. En somme,
un éclairage savamment dosé, faisant ressortir des trésors, des merveilles, et des
vérités, tellement qu’après la lecture de ses cahiers, vous ne pourrez faire
autrement que répéter obstinément son nom, montrant à la fois les qualités et
les défauts d’une époque, avec, en prime, toute la personnalité pétillante
d’Henriette Dessaulles, enfermée dans ses lignes, dans ses phrases, dans ses
mots, jusqu’à en former une dialectique, une poésie, qui inspire fort, abondamment,
et pour longtemps.
On ne (re)dira jamais assez combien la nuit d’Henriette
Dessaulles fut noire, de par les souffrances et les deuils ayant traversés sa
vie. Le rythme, qui est nécessairement de l’essence, parfume ainsi son
écriture. Avec elle, tout cela prend de l’ampleur, sans jamais devenir lourd, dans
une trop vaste peinture de la pensée, ou dans des cacophonies de mots parfois
regrettables. C’est autre chose : avec Henriette Dessaulles, nous sommes
touchés par la Grâce, c’est l’image même qui me vient à l’idée. On n’épuise pas
les grands poètes. L’art n’est rien s’il n’est fixé au réel, dans un baiser
ardent, certes, mais clairvoyant. Avis aux cœurs durcis : les réflexions
sages d’Henriette Dessaulles résonneront, sans malice, sans maladroite
insistance, et surtout sans condescendance et moralisme, dans l’instant
d’après, tandis que vous chercherez, dans votre mémoire heureuse, quelques
souvenirs de même mesure… oui, car des images, il y en a ! Henriette Dessaulles ne peint que cela, à
vrai dire, et parfois, même, c’est trop pour un seul cœur. En effet, que
de choses elle aura su dire ! Et de ces images données à des idées, ce qu’il y
aurait également à en dire ! Tout cela est d’une telle résonnance, d’une telle
richesse, notamment de nos jours, à notre temps et à notre époque; tout
cela est si éloquent, qu’il faudrait
s’arrêter collectivement, pour en savourer le talent, et en prendre la mesure.
Enfin, tout cela est comme infini, mais non pas insondable. Vous devinez bien
que je vous en reparlerai dans un prochain article. Pour l’heure, avec cette
grande dame sortant tout doucement des oubliettes, notre littérature québécoise
et canadienne se porte bien !