Même dans le domaine de l’aide internationale le « privé » fait plus et mieux que le « public ». Mo Ibrahim, un entrepreneur devenu riche, fait plus pour sortir l’Afrique de la misère que la plupart des programmes d’aide de l’ONU.
Le lundi 29 oct 2007, LE SOLEIL - ANALYSE
«5 millions $? Je vivrais mieux, bien sûr!»
Gwynne Dyer, Journaliste indépendant*
Il y a quelque chose de très désarmant dans la franchise de l'ancien président du Mozambique, Joaquim Chissano. Quand un journaliste de la radio BBC lui a récemment appris qu'il était en lice pour le prix Mo Ibrahim, qui récompense la bonne gouvernance en Afrique, celui-ci a simplement répondu : «C'est un prix de combien? Cinq millions de dollars? Vous en êtes sûr?»
«Absolument, a repris le journaliste. Que feriez-vous avec une telle somme?» «Je vivrais mieux, bien sûr», a répondu Chissano. «Sans complexe.» Pas de baratin sur sa volonté d'en faire don aux enfants qui meurent de faim ou à des organisations caritatives.
Chissano continue pourtant à ce jour d'oeuvrer pour le bien-être des Africains. D'ailleurs, quand il a été désigné comme le gagnant du prix cette semaine, on ne l'a pas trouvé immédiatement : il était quelque part dans le nord de l'Ouganda en train de négocier la paix, entre le gouvernement et un mouvement rebelle très menaçant, pour le compte des Nations unies. Le fait est qu'il mérite de pouvoir vivre mieux.
Il y a bien eu le lot habituel de critiques dès l'annonce. Certains reprochent à Mo Ibrahim d'accorder cet argent à un individu plutôt que de l'affecter à la construction d'hôpitaux en Afrique. D'autres sont scandalisés à l'idée «raciste» de devoir attribuer un prix spécial aux dirigeants africains pour les récompenser d'avoir agi comme ils sont déjà censés le faire. Les médias affectionnent particulièrement la controverse, et tout le monde cherche à avoir son quart d'heure de gloire. Il n'en reste pas moins qu'Ibrahim a raison d'offrir ce prix, qui pourrait s'avérer très bénéfique.
J'ai rencontré Mo Ibrahim il y a environ un an et demi. Il venait de vendre sa société de télécommunications Celtel, basée en Afrique, au koweitien MTC, et était ainsi devenu milliardaire. Ce britannique né au Soudan, qui se demandait comment employer utilement son temps et la fortune considérable qu'il avait amassée, avait eu l'idée de créer ce nouveau prix, le plus richement doté au monde : le lauréat recevrait un demi-million de dollars par an pendant 10 ans et 200 000 $ chaque année par la suite pour le restant de ses jours. En comparaison, le prix Nobel de la paix s'élève à seulement 1,5 million $.
Pourquoi donner tant d'argent à des présidents africains? Ils en ont certainement déjà assez, me direz-vous. Eh bien non, en tout cas pas ceux qui sont honnêtes. Et c'est l'une des causes profondes qui expliquent que si peu d'entre eux le sont.
Dans la grande majorité des pays africains, il est politiquement impossible de proposer au président un salaire et une retraite qui lui permettent de vivre confortablement, une fois sa fonction quittée, et encore moins de continuer de jouer un rôle utile dans la vie publique. Quand le revenu moyen monte à quelques centaines de dollars par an, ou tout au plus 1000 ou 2000, vous ne pouvez pas accorder au président plusieurs centaines de fois cette somme. Du moins, pas dans un système démocratique : toute opposition un minimum compétente s'empresserait de traiter le président de profiteur cynique, totalement déconnecté des préoccupations de son peuple. Et celui-ci ne parviendrait pas à se débarrasser de cette image.
Le problème n'est pas tant quand le président est en poste. Il dispose alors de la résidence présidentielle, des limousines officielles avec chauffeurs. En outre, ses frais de représentation et ses billets d'avion sont pris en charge. De même que les gardes du corps. Mais dès qu'un président se retire ou perd une élection libre qu'il a organisée, tout cela disparaît, et rien ne vient s'y substituer.
Comme Mo Ibrahim l'a dit, un dirigeant africain qui arrive à la fin de son mandat a trois solutions : soit il vole suffisamment d'argent pour financer sa retraite, soit il manipule les lois pour rester en fonction indéfiniment, soit il vit dans une relative pauvreté.
Ibrahim a donc décidé de leur offrir une quatrième option : un prix annuel ouvert à tous les dirigeants africains qui ont été élus démocratiquement, ont effectué leur(s) mandat(s) conformément aux dispositions de la constitution et se sont retirés au cours des trois dernières années. Cette dotation ne suffit pas à dissuader les crapules de piller les caisses de leur État — les sommes volées par les leaders africains corrompus sont en général bien plus élevées que les cinq millions de dollars offerts —, mais elle a le mérite de récompenser ceux qui ont servi les intérêts de leur pays en toute honnêteté en leur offrant une retraite décente.
À l'origine, Joaquim Chissano n'avait pas du tout été élu : il a pris la présidence de l'État marxiste au parti unique en 1988, à la suite du décès du précédent président dans un accident d'avion. À l'époque, le Mozambique était embourbé depuis longtemps dans une guerre civile et les opposants au régime pouvaient s'estimer heureux s'ils faisaient seulement de la prison.
Mais Chissano a conclu la paix avec les rebelles en 1992 et les a laissé participer à une élection présidentielle libre en 1995, élection qu'il a remportée selon les règles de la démocratie. Il a démantelé l'appareil de répression, a été élu pour un second mandat en 2000, et s'est retiré en 2005. La constitution l'autorisait pourtant à se porter candidat pour un troisième mandat. De surcroît, il a mis son pays sur les rails de la croissance économique, bien que celui-ci demeure désespérément pauvre.
«L'Afrique est riche, vraiment riche«, a déclaré Mo Ibrahim dans un entretien accordé au New York Times. «C'est vraiment un continent magnifique. Ce qu'il faut maintenant, c'est appliquer la bonne gouvernance. C'est ce qui est en train de se produire, même si cela ne va pas aussi vite que je le souhaiterais. Il suffit d'encourager cette dynamique.»
Amen.
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