Dans son texte Yves Boisvert dénonce le système de gestion de l’industrie laitière. Ce système, dépassé depuis belle lurette, est aussi dénoncé par le rapport Pronovost.
Comment en est-on arrivé à créer un système ingérable qui nuit à ses membres en gonflant artificiellement le prix des fermes et aux consommateurs en gonflant artificiellement le prix des produits agricoles? Simplement parce que l’industrie agricole est un monopole. La priorité numéro un d’un monopole est d’assurer sa pérennité quel qu’en soit le prix.
Combien de nouveaux produits n’ont jamais vu le jour parce que des règlements qui visent à protéger le monopole empêche les agriculteurs d’innover? Combien de jeunes abandonnent leur rêve de pratiquer le métier d’agriculteurs parce que le prix des fermes est hors d’atteinte? Combien d’enfants ne consomment pas les quantités de lait dont ils ont besoin parce que son prix est artificiellement gonflé?
Mettre fin au monopole de l’UPA comme le recommande le rapport Pronovost est nécessaire mais, insuffisant. Il faut aussi mettre fin au système de gestion de l’offre.
Le lundi 18 fév 2008
Un « criminel du lait » à Bordeaux
Yves Boisvert
La Presse
Depuis 10 jours, le fermier Yves Desrosiers est enfermé à la prison de Bordeaux. Son crime ? Ne pas avoir suivi scrupuleusement les règlements de fabrication du lait, avoir été mis à l’amende et ne pas avoir payé ses amendes.
Avec son frère André, M. Desrosiers faisait un produit acclamé partout, le lait d’Antan. Quiconque a goûté la crème naturelle épaisse des Desrosiers ne peut que retourner en braillant aux crèmes 35 épaissies artificiellement qui ne goûtent rien. Leur lait biologique non homogénéisé était issu de vaches nourries au soya.
Le lait d’Antan porte mieux son nom que jamais. Il n’existe plus. L’an dernier, les Desrosiers ont été acculés à la faillite. Avant d’être arrêté, Yves était concierge dans une usine. André, contre qui pèse également un mandat, travaille dans une cour à bois en attendant que la faillite se règle.
« C’est épouvantable, c’est tellement injuste », dit Daniel Dubuc, d’Horizon Nature, qui distribuait le lait d’Antan. M. Dubuc organise une collecte pour sortir Yves Desrosiers de prison.
« Vous ne pouvez pas rencontrer des gens plus travaillants et honnêtes que les Desrosiers, dit-il. Pour moi, ce qui arrive est la preuve vivante de ce qui ne va pas dans l’agriculture au Québec. Ces gens-là faisaient un produit exceptionnel, santé, que les gens avec une intolérance au lait pouvaient consommer. »
Amendes vitaminées
Évidemment, M. Desrosiers n’est pas en prison pour avoir produit du lait. Il est en prison parce qu’il s’est fait imposer des amendes et qu’il ne les a pas payées.
En tout, six infractions ont été retenues par les inspecteurs du ministère de l’Agriculture (MAPAQ). En avril 2003, par deux fois, les inspecteurs ont détecté un trop grand nombre de bactéries dans le lait pasteurisé à basse température des frères Desrosiers. Le procédé conserve le goût nature et plusieurs caractéristiques du lait. Personne n’a jamais rapporté le moindre problème. Mais ces deux fois-là, apparemment, les normes réglementaires n’étaient pas respectées : deux amendes de 900 $.
La troisième infraction : on a trouvé des excréments de rongeurs en mai 2003. Amende de 250 $.
Puis, trois autres infractions : en mars, mai et décembre 2004, leur lait n’avait pas tout à fait assez de vitamine D : 750 $ d’amende chaque fois.
Il faut savoir que la loi oblige les producteurs de lait à ajouter de la vitamine D dans leur produit. Il faut qu’il y en ait assez, mais pas trop. Au MAPAQ, impossible de savoir quel était l’écart coupable dans ce cas-ci. Mais André Desrosiers nous dit qu’il était forcément infime. « Je produisais 3000 à 4000 litres de lait par semaine et je mettais 3 ml de vitamine en tout ; ma bouteille de 500 ml (de vitamine) n’était pas finie au bout de six mois. C’est des toutes petites quantités, mais ils voulaient m’attraper. »
Huissier désolé
Les Desrosiers ont reçu des avis, mais ils ne s’en sont pas occupés. Menacé de prison l’an dernier, André affirme avoir payé certaines amendes. Mais il ignorait que son frère devait les payer aussi, et qu’il pendait une peine de prison contre lui aussi.
Ils l’ont appris le vendredi 8 février, quand Yves Desrosiers a reçu la visite d’un huissier qui lui a réclamé le paiement des amendes. Il n’a plus un sou et a donc été obligé de le suivre à son bureau, puis à la prison de Sorel, qui déborde de prisonniers. Il a été transféré à Bordeaux, tout aussi pleine.
« Ç’a pas de bon sens… notre seul but, c’était de nourrir les gens, m’a-t-il dit depuis Bordeaux, hier. Depuis 1994, si j’ai pris 10 jours de congé, c’est beau, et pas des journées complètes. C’est comme si j’avais fait un crime », dit-il, manifestement sonné. Ses codétenus ont peine à croire son histoire.
L’huissier confiait jeudi qu’il était un peu désolé d’embarquer cet homme de 48 ans, qu’il sait vaillant et honnête, pour l’envoyer avec des criminels. Mais il n’est pas payé pour avoir des états d’âme.
Dura lex
Il y a deux manières de voir cette histoire. Du point de vue du ministère de l’Agriculture, c’est simplement l’histoire de gens têtus qui se sont fait avertir, qui n’ont pas écouté, qui ont été mis à l’amende (4150 $ en tout), qui n’ont pas payé et qui, comme n’importe qui ne payant pas une amende, ont pris le risque d’aller la payer en séjournant en prison.
Que voulez-vous, c’est la loi. À la Fédération des producteurs laitiers, plusieurs pensent que les Desrosiers ont voulu contourner les règles et qu’ils ont couru après.
L’autre façon de voir cette affaire, c’est que des fermiers dissidents, inspectés et surinspectés, se sont fait prendre en défaut pour des infractions mineures. Et pendant ce temps, croulant sous une réglementation qui écrase les innovateurs, incapables d’avoir un statut particulier pour s’en tirer financièrement, ils ont fini par déposer leur bilan.
Sans le sou, il n’y avait évidemment pas moyen pour eux de payer ces amendes. Et voilà comment, au bout du compte, on en arrive à cette absurdité : la prison.
Il n’est donc pas totalement exagéré de prétendre qu’on a emprisonné Yves Desrosiers parce qu’il a commis le péché ne pas faire son lait comme tout le monde.
Un modèle désuet
Il faudrait trois autres chroniques pour expliquer le système des « quotas » de lait et montrer ses effets pervers. En ce moment, les gros producteurs de lait détenant des quotas sont assis sur une mine d’or. Les industriels de la transformation, qui achètent ce lait, sont bien servis par le système. Mais ceux qui veulent faire du lait et le transformer, et qui donc doivent investir dans l’achat de droits de produire (l’équivalent d’environ 30 000 $ par vache) en plus de l’équipement de transformation, ceux-là ont toutes les misères à survivre, sans parler de croissance. L’opération devient vite prohibitive.
Si vous parlez aux gens de la Fédération des producteurs de lait, on vous dira que tout va pour le mieux et que le Québec regorge de transformateurs heureux et prospères. Interrogez les petits, ceux qui veulent démarrer dans le lait bio, par exemple, et vous aurez un autre portrait. Celui d’un système hostile au changement, incapable de travailler à plusieurs vitesses. Tout le monde dans le même moule.
C’est, comme par hasard, le constat de la commission Pronovost sur l’avenir de l’agriculture : « Le secteur agricole et agroalimentaire est en train de se refermer sur lui-même. Les systèmes qu’il a mis en place créent des obstacles à l’émergence de nouveaux types d’agriculture, au développement de produits originaux et à l’exploration de nouvelles possibilités commerciales. »
Gâchis complet
Pourquoi ces amendes ne sont pas simplement des dettes, portées au passif de deux fermiers ? Comment il se fait qu’on emprisonne encore des gens dont, à la limite, on aurait pu saisir des biens ? Au moment où les prisons débordent, que fait un fermier honnête à Bordeaux ?
Une amende est une amende, vous dira-t-on, et quand elle n’est pas payée, elle est envoyée aux gens de la Justice, qui font suivre avec les moyens usuels de recouvrement. Quelle que soit la raison de l’amende, infraction agricole ou criminelle.
Et voilà comment Yves Desrosiers s’est retrouvé dans un corridor de l’aile G de la prison de Bordeaux, à payer « sa dette à la société ».
« Je repense à ce qu’on a fait depuis 1980, avec mon père, et je trouve qu’on ne méritait pas ça ; j’ai une grosse rage en dedans, m’a dit André Desrosiers hier après-midi, en sortant de la prison où il a rendu visite à son frère. On ne voulait pas s’enrichir, on est juste des gens qui voulaient humaniser l’agriculture. »
Ils avaient réalisé leur rêve, leur production était unique, mais apparemment, elle ne pouvait pas survivre dans le carcan du lait québécois. La ferme est en faillite, le produit n’existe plus, M. Desrosiers est en prison. Le gâchis est complet.
Il y en a qui diront que les Desrosiers, des gens pas toujours raisonnables, sont les seuls responsables. Je réponds que c’est ce système qui a perdu la raison.
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