Par Pierre Robert.
Première partie de cette série ici.
Homo Faber face au réchauffement climatique
Il y a environ 18 000 ans, le dernier âge glaciaire cède la place à une période de réchauffement mondial. Le nouveau climat est idéal pour les céréales qui, encore à l’état sauvage, se multiplient, se répandent et sont de plus en plus présentes dans l’alimentation humaine. Dans les régions où elles poussent spontanément, du camp provisoire on passe progressivement au village permanent avec l’exemple des Natoufiens qui étaient des chasseurs-cueilleurs en voie de sédentarisation. Vers 9500 avant l’ère commune, leurs descendants se transforment peu à peu en cultivateurs.
Ce changement se fait par étapes, avec à chaque fois une petite altération du mode de vie originel. Au point de départ, l’apport de céréales supplémentaires, alors que la population n’augmente pas encore, fait apparaître un surplus matériel générateur d’un superflu dont on finit par ne plus vouloir se passer. Puis le surcroît de blé finit par provoquer une augmentation de la population. Dès lors, même si le nouveau mode de vie demande plus de travail et est plus contraignant, le retour en arrière devient impossible.
L’agriculture, fatalité ou nécessité ?
Dans cette optique, le passage de la cueillette à la production d’aliments serait le résultat des effets cumulés d’un longue série de petites décisions qui finissent par imposer leur tyrannie.
Une autre piste privilégie la pression de la culture et de la religion. Elle s’appuie sur les découvertes faites à Göbleki Tepe dans le sud-est de la Turquie. Près des premières zones ensuite cultivées, ont été trouvées de très anciennes structures monumentales érigées à une époque antérieure au passage à l’agriculture1.
Les parties les plus anciennes sont des piliers de pierres en forme de T disposées de manière circulaire. Pesant plusieurs tonnes, ces blocs sont décorés de gravures d’animaux et d’humains. Le site semble avoir été un endroit rituel, un centre spirituel pour groupes nomades qui s’y rencontraient. Sa construction s’est étalée sur plusieurs centaines d’années. Elle a nécessité une division poussée du travail et la coopération d’un grand nombre de personnes. On peut faire l’hypothèse que le blé a été domestiqué pour les nourrir puis soutenir la construction et l’activité du temple.
Si les explications divergent, le fait est qu’il y a environ 11 000 ans, les champs de blé commencent à remplacer les variétés sauvages. Les Sapiens se mettent à domestiquer des plantes et des animaux. En manipulant la vie, ils entament une longue entreprise de modification de la nature.
Une révolution agricole décisive
Elle démarre dans les terres montagneuses du sud-est de la Turquie, de l’ouest de l’Iran et du levant. Dans le croissant fertile2 se multiplient les villages permanents comme celui de Jéricho qui se forme 8500 ans avant JC. Leurs habitants y ont pour principale occupation la culture et l’élevage de quelques espèces végétales et animales sélectionnées. Par leur travail, ils parviennent à domestiquer le blé et les chèvres autour de – 9000 ; les pois et les lentilles vers – 8000 ; les oliviers vers – 5000 puis les bœufs, les vaches, les ânes, les porcs, les moutons et les poules.
Cinq siècles plus tard, la culture de la vigne clôt cette première et principale vague de domestication. L’essentiel des calories qui nourrissent l’humanité provient toujours de la poignée de plantes et d’animaux domestiquées entre -9500 et -3500.avant JC.
Si elle augmenta la somme totale de vivres à la disposition de l’humanité, elle favorisa aussi son expansion démographique. Par commodité, pour ne pas avoir à transporter la nourriture nécessaire à l’alimentation de leurs enfants, les femmes nomades les allaitaient le plus longtemps possible. En devenant sédentaires, elles disposent en revanche des vivres qui ont été stockées. L’espace entre les naissances se raccourcit, ce qui mécaniquement favorise la natalité.
Par ailleurs, en faisant moins dépendre les hommes de la nature pour leur subsistance immédiate, la révolution de l’agriculture et de l’élevage leur permet de se projeter dans l’avenir.
L’abandon du nomadisme n’en rendit pas moins la vie des cultivateurs plus difficile et moins satisfaisante que celle des fourrageurs.
Il faut en effet défendre le cheptel et les récoltes contre les pillards alors que l’alimentation est moins variée que celle procurée par la chasse et la cueillette. Les caprices de la météo peuvent ruiner en peu de temps le travail de toute une année et leur simple anticipation est une source permanente d’anxiété. En outre, dès lors que la majorité de la population tire ses moyens d’existence d’une terre dont elle ne peut plus s’éloigner, il devient beaucoup plus facile de la contrôler. Une élite peut émerger et confisquer le surplus que procure le nouveau mode de production. Cette mutation radicale assoit sa domination. Globalement, elle profite à l’espèce bien plus qu’à l’individu.
Jared Diamond en tire la conclusion que la révolution agricole fut la plus grande escroquerie de l’histoire. Il qualifie aussi de fatal le don du bétail porteur de germes mortels pour l’humanité.
Mais si on se situe dans le très long terme, c’est cette rupture qui a permis de poser les premières pierres du système économique qui assure aujourd’hui la prospérité de l’Occident et a permis au plus grand nombre de sortir de la pauvreté.
Pourquoi l’Eurasie et non un autre continent ?
Avec Jared Diamond3 on est fondé à penser que si l’agriculture est inventée dans le croissant fertile, c’est parce que plus que toute autre région, il concentre à l’époque les rares espèces propices à la culture et à l’élevage. C’est cet état de fait qui y a favorisé le passage de la chasse et de la cueillette à la production alimentaire. Celle-ci a permis par la suite de dégager un surplus qui a poussé à la mise en place d’organisations politiques complexes capables d’entretenir des scribes et des savants. Dès lors, l’écart se creuse avec les autres parties du monde, d’autant plus qu’en Eurasie, les axes de circulation Est-Ouest et la moindre résistance des barrières écologiques et géographiques ont favorisé la diffusion de l’écriture, des idées et des technologies au sein du continent.
Cette zone géographique présente donc des caractéristiques propices au premier essor d’Homo Faber, caractéristiques que les autres continents n’ont pas ou, du moins, pas au même degré.
- Sur ce point voir Jens Notroff, Institut archéologique allemand – Current stage of research at GT, interview by archeofili.com, version anglaise sur tepetelegrams.wordpress.com, 10 juin 2016
- Région allant de l’Égypte à la Mésopotamie en passant par le pays de Canaan, la Syrie et le sud-est de l’Anatolie
- De l’inégalité parmi les sociétés- Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire, Gallimard, 2000
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