Par Christian Michel.
L’agression russe contre l’Ukraine est un sanglant épisode du mouvement réactionnaire contre les nouvelles technologies, la mondialisation, l’individualisme, et le droit pour tous les êtres humains de choisir leur vie. Si l’Ukraine ne gagnait pas cette guerre et si la Russie ne la perdait pas spectaculairement, les autocrates et collectivistes seraient partout confortés et le libéralisme tomberait dans les oubliettes pour plusieurs générations.
Vous l’avez vécu, ou on vous l’a raconté, les années 1980 ont marqué l’amorce d’un changement d’époque, une nouvelle ère dans l’histoire de l’humanité, qu’on a comparée à la Révolution industrielle, voire, pour les plus enthousiastes, à la maîtrise du feu. Concrètement, la décennie connut les débuts de la téléphonie mobile et de l’internet, l’ouverture de la Chine sous Deng Xiaoping, la chute du Mur de Berlin, puis une vague d’espoirs de paix avec l’effondrement de l’URSS, la libération de ses satellites, la fin de l’apartheid, les accords d’Oslo, etc., etc. Le politiste Francis Fukuyama pouvait annoncer fameusement en 1991 « la fin de l’Histoire ». Les conflits entre religions et idéologies n’avaient plus de sens, puisque, c’était maintenant évident, il n’existait qu’un seul mode rationnel d’organiser les sociétés humaines, la démocratie libérale.
Cependant, toute action entraîne une réaction en sens contraire et de même ampleur.
Il semble que la troisième loi de la mécanique newtonienne s’applique aux affaires humaines. Après 1793, Bonaparte et Metternich ; après 1917, la NEP de Lénine ; et après la mondialisation des communications et des échanges, la réaction de tous ceux pour qui « c’est allé trop loin, trop vite. »
Les frileux, les désemparés, les déboussolés, se sont tournés vers des chefs à poigne, qui allaient « remettre de l’ordre », restaurer les traditions et rétablir les bonnes vieilles valeurs anciennes, la religion, la nation, les hiérarchies « naturelles », l’économie de papa, le collectivisme… De ces champions de la réaction, trois occupent le top du podium : Trump, Xi-Jinping, et Poutine. Mais, en fait, tous les leaders politiques aujourd’hui, suivis d’un paquet d’électeurs (ou de partisans là où on ne vote pas), sont engagés dans cette course au collectivisme.
Le retour à l’ordre ancien
En Occident, le théoricien le plus connu de la contre-révolution est Samuel Huntington. Dans un livre au succès planétaire, Le Choc des civilisations, Huntington s’emploie à doucher l’optimisme de Fukuyama, dont il fut le directeur de thèse à Harvard.
Huntington affirme que le libéralisme et la démocratie n’ont pas de potentiel d’universalité, ce sont des valeurs occidentales, or l’humanité ne s’occidentalise pas. Elle est divisée en civilisations, au nombre de huit, croit-il pouvoir identifier, et si la diffusion des sciences et des technologies, nées en Occident, entraîne une modernisation universelle, paradoxalement elle marque en même temps un recul de l’occidentalisation. Maintenant qu’ils ont appris à devenir riches et sont puissamment équipés, les peuples se retournent contre ceux qui le leur ont appris.
Cet « éclatement du monde » que décrit Huntington devient pour Poutine et ses copains autocrates une resucée de l’idéal westphalien, mais élevé au carré – non plus la souveraineté d’États, mais de civilisations entières, chacune sous la houlette d’un État-patron, chargé de maintenir l’intégrité des principes civilisationnels fondateurs, de policer les États membres, éviter qu’ils ne dérivent vers un bloc concurrent, ainsi Taïwan et le Vietnam hors de l’orbite chinoise, la Géorgie et l’Ukraine loin de la sphère russe. Chacune dans son pré carré ceint de barbelés, les civilisations doivent accomplir leur destin historique, sans pollution extérieure, minimisant les échanges entre elles, le commerce, les interactions culturelles, l’immigration, et même établissant leur propre internet.
Professeur à Harvard, avec ses entrées à la Maison Blanche, éminemment fréquentable, Huntington fit la joie de penseurs russes qui puisaient plutôt leur inspiration chez des auteurs moins respectables, l’eurasianiste Lev Gumilov, le fascisant Julius Evola, les nationaux-bolcheviques Guennadi Ziouganov et Edouard Limonov, l’ultranationaliste russe antisémite Gueïdar Djimal, et bien sûr, le plus docte, le plus illuminé et le plus va-t’en-guerre d’entre eux, Alexandre Douguine.
Chaque civilisation chez elle – l’idée ne peut que séduire les collectivistes.
Elle excite tous ceux qui placent une croyance au-dessus de l’être humain, à laquelle il peut être sacrifié, la Nation, l’État, la Race, la Tradition, la Religion, la Révolution… C’est l’assurance de guerres permanentes, comme entre États westphaliens, car si l’une de ces civilisations acquiert une avance technologique sur les autres, des technologies que la pratique des silos ne permet pas de distribuer, ses rivales tombent dans le « piège de Thucydide », elles doivent détruire celle d’entre elles qui est la plus dynamique, sous peine se trouver bientôt vassalisée. Elles doivent parallèlement étrangler toute velléité d’affranchissement des individus et des populations, qui saperait les fondements de leur croyance (ainsi les Révolutions de couleurs dans l’ex-URSS, EuroMaidan en Ukraine, le Printemps arabe, les manifestations de femmes en Iran…).
La mondialisation, la circulation des idées subversives, l’assurance pour chacun de trouver ailleurs ce qui est interdit ici, c’est la brèche dans le mur d’enceinte, la menace mortelle, pour tous les suppôts d’idoles collectivistes. Huntington popularisa le terme « homme de Davos » pour fustiger les membres d’une classe cosmopolite, sans loyauté à un État. La Première ministre britannique Theresa May raillait les « gens de nulle part », citoyens du monde, qui possèdent plusieurs passeports, épousent des étrangers/ères, parlent deux ou trois langues à la maison, envoient leurs enfants étudier dans d’autres pays, vivent à cheval sur deux continents… Le sociologue David Goodhart célèbre le petit peuple des somewhere, qui, dans sa vision réactionnaire, résiste autant à cette élite mondialisée qu’aux immigrants paumés qui viennent chercher une vie meilleure dans un pays riche.
Le libéralisme est nécessairement un mondialisme
Tout à l’opposé d’un monde hungtingtonien, le postulat libéral est qu’il existe de l’universel.
Du Kansas au Kamtchatka, les êtres humains souffrent de la même façon. Leur éviter cette souffrance, quelle qu’en soit la cause, est au cœur du projet libéral. Or est-il un fléau plus facile à écarter que les sacrifices que nous infligeons à nous-mêmes ? Ces sacrifices ne trouvent-ils pas encore et toujours leur justification dans un culte rendu à quelque idole, jalouse et farouche, une entité conçue par les humains, qu’ils imaginent supérieure à eux, à qui ils devraient leur vie ?
Or les cultures, les religions et les appartenances nationales sont des produits de nos imaginations, elles n’existent pas hors de nos fantasmes. On ne les trouve pas dans la nature, elles ne tombent pas des étoiles. La culture et la nation françaises et celles de toutes les autres nations se sont constituées au cours de l’histoire, elles ont évolué, elles se transforment, et elles disparaîtront quand elles cesseront d’apporter aux êtres humains ce qui les fait grandir (comme sont mortes tant d’autres cultures et nations avant elles).
Ainsi un libéral conséquent n’accorde aucun respect aux cultures, aux religions, aux langues, aux traditions, aux nations… Elles ne le méritent pas. Seuls les êtres humains vivants, pensants, aimants, souffrants, sont dignes de respect. Et donc lorsque des hommes et des femmes déclarent qu’il est important pour eux de croire en une certaine divinité, de parler une langue ultraminoritaire et de suivre certains rituels et coutumes vestimentaires, je respecte ce choix, parce qu’il est le leur et non parce que ces pratiques possèderaient en elles-mêmes une quelconque valeur. Donc, si les individus dans la maison à côté, l’étage au-dessus, ne partagent pas absolument pas ces croyances, c’est leur choix aussi, c’est leur droit d’apostasier, faire défection, chercher une autre appartenance ou se débarrasser de toute allégeance envers un quelconque collectif.
On n’a pas besoin de Français (ni d’Américains, de Russes, d’Ukrainiens, de Chinois, ou de n’importe quel titulaire de passeport). Ils nous sont totalement inutiles. Nous voulons interagir avec des hommes et des femmes intègres, diligents, spirituels, s’ils peuvent l’être, bons compagnons et collègues, s’ils doivent l’être, amis ou amants, si affinités. Qu’ils se déclarent Français ou Fidjiens, juifs ou musulmans, grand bien leur fasse.
Car dire ma culture, ma religion, signifie bien qu’elles m’appartiennent, pour enrichir l’être humain que je suis. Elles sont à moi et non pas moi à elles. Comme de tout ce qui nous appartient, nous pouvons jouer de cette culture, la rejeter, la vivre à notre façon, pratiquer une religion à notre convenance, nous montrer ou bien puriste et dogmatique dans notre compréhension du monde, ou bien rebelle et inventif, selon ce qui fera de nous les êtres humains accomplis que nous aspirons à devenir.
Nous ne devons être prisonniers d’aucun collectif.
En conclusion
La défense des Ukrainiens contre une agression massive est une exigence morale. Elle s’impose à tous les honnêtes gens. Mais il existe deux façons de la formuler. Une seule est acceptable pour les libéraux.
On peut défendre l’Ukraine avec un argument collectiviste. Il existe un pays, l’Ukraine, souverain au sein de frontières reconnues par l’ONU et par des traités, dont la Russie elle-même était partie. Soutenir un État souverain contre un envahisseur devrait recueillir l’adhésion de toutes les chancelleries. Quel État accepte d’être dépecé par son voisin plus puissant ? Mais c’est brandir un collectivisme contre un autre, c’est placer les États au-dessus de la vie et du bien-être des êtres humains. Car cet argument de la souveraineté nationale ne tient pas appliqué à d’autres situations où les individus sont menacés, depuis les Ouïghours jusqu’aux femmes iraniennes et afghanes, en passant par des populations entières en Afrique, et même les Taïwanais, qui juridiquement ne forment pas un État souverain.
C’est pourquoi un libéral cohérent ne défend pas l’Ukraine. On s’en fiche bien de l’Ukraine – comme de la Russie et de tous les États, ces constructions arbitraires et néfastes. L’argument individualiste procède d’un autre constat : des hommes et des femmes, qui s’appellent eux-mêmes ukrainiens, sont attaqués par des bandes armées. Que fait un libéral, un homme de cœur, quand il voit un petit vieux tabassé par une brute, une femme harcelée par un gang, un gamin maltraité, quand il voit des masses armées déferler sur une contrée, piller et brûler des propriétés, et massacrer des innocents ? Est-ce qu’il ferme les yeux, est-ce qu’il s’en lave les mains ? Protéger les victimes d’agressions dans toute la pleine mesure de nos moyens n’est pas seulement une position libérale, c’est le devoir moral de tout être humain.
Il faut défendre les Ukrainiens, de chair et de sang, il faut démontrer au monde entier que la prédation ne paie pas, que les agresseurs seront battus. C’est faire œuvre de justice.
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Postscriptum
L’issue d’une guerre n’est jamais prévisible. Si elle l’était, le vaincu désigné accepterait les conditions du vainqueur, en s’épargnant le coût des combats. Il y a un an les Russes ne visaient pas à « conquérir l’Ukraine », ils ne s’en étaient pas donné les moyens. En poussant leurs blindés vers Kyiv, ils attendaient plutôt une fuite du gouvernement « nazi » et un accueil chaleureux ou résigné des populations. L’Ukraine serait devenue un autre Belarus, sous la férule d’un satrape poutinien. Erreur d’appréciation des services de renseignements du Kremlin.
Dans l’autre camp, l’OTAN prévoyait plus d’efficacité des sanctions économiques et moins de détermination du Kremlin dans la poursuite de la guerre. Chaque protagoniste se trouve désormais face à des sunk costs, bien connus des entrepreneurs, un investissement en vies humaines, en matériel, en argent et en prestige, qu’il faut accepter de perdre, sauf à doubler la mise, encore et encore, jusqu’à la victoire.
Se retirer d’Ukraine ne sonnerait pas nécessairement la fin de Poutine. Saddam Hussein est resté au pouvoir après sa défaite cinglante dans l’invasion du Koweït. Il a simplement – comme Poutine le fera – alourdi la répression contre ses opposants et renforcé la propagande sur les masses. Et même si Poutine est débarqué, le régime pourrait bien lui survivre. L’important est que l’État russe perde visiblement la guerre. Car si les Occidentaux renonçaient à la victoire, ils concèderaient devant le monde entier que le libéralisme a eu son temps, que l’autocratie est maintenant le seul régime viable dans les sociétés humaines.
Les forces réactionnaires ainsi énergisées, la contre-révolution consolidée, l’humanité aurait une décennie ou plus à attendre les sociétés plus douces, plus ouvertes, plus florissantes, que les nouvelles technologies et la mondialisation nous permettent.